Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/319

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tionnelle, qu’on excite en soi pour se conformer à l’usage, et parce qu’on se tiendrait pour un barbare si on n’admirait pas ce que les connaisseurs admirent. De là les tortures qu’on se donne pour s’exciter devant des œuvres qu’il faut absolument trouver belles, et pour découvrir çà et là quelque menu détail, quelque épithète quelque trait brillant, une phrase qui traduite en français donnerait quelque chose de sonnant. Si l’on était de bonne foi, on mettrait Sénèque au-dessus de Démosthène (131). Certaines personnes à qui on a dit que Rollin est beau s’étonnent de n’y trouver que des phrases simples, et ne savent à quoi s’en prendre pour admirer, incapables qu’elles sont de concevoir la beauté qui résulte de ce caractère de naïve et délicieuse probité. C’est l’homme qui est beau ; ce sont les choses qui sont belles, et non le tour dont on les dit. Mais il a si peu de personnes capables d’avoir un jugement esthétique ! On admire de confiance et pour ne pas rester en arrière. Combien y a-t-il de spectateurs qui, devant un tableau de Raphaël, sachent ce qui en fait la beauté, et ne préféreraient, s’ils étaient francs, un tableau moderne, d’un style clair et d’un coloris éclatant ? Un des plaisirs les plus piquants qu’on puisse se donner, est de faire ainsi patauger les esprits médiocres à propos d’œuvres qu’on leur a bien persuadé d’avance être belles. Fréron admire Sophocle pour avoir respecté certaines convenances, auxquelles assurément ce poète ne pensait guère. En général, les Grecs ne connaissaient pas les beautés de plan, et c’est bien gratuitement que nous leur en faisons honneur. J’en ai vu qui trouvaient admirable l’entrée de l’Œdipe Roi, parce que le premier vers renferme une jolie antithèse et peut se traduire par un vers de Racine.