d’être dupe de soi-même ; on est en suspicion de ses sentiments, de ses joies, de ses instincts. Le simple marche devant lui en ligne droite et avec une puissante énergie. Le siècle où la critique est le plus avancée n’est nullement le plus apte à réaliser le beau. L’Allemagne est le seul pays où la littérature se laisse influencer par les théories préconçues de la critique. Chaque nouvelle sève de production littéraire y est déterminée par un nouveau système d’esthétique ; de là, dans sa littérature, tant de manière et d’artificiel. Le défaut du développement intellectuel de l’Allemagne, c’est l’abus de la réflexion, je veux dire l’application, faite avec conscience et délibération, à la production spontanée des lois reconnues dans les phases antérieures de la pensée. Le grand résultat de la critique historique du xixe siècle, appliquée à l’histoire de l’esprit humain, est d’avoir reconnu le flux nécessaire des systèmes, d’avoir entrevu quelques-unes des lois d’après lesquels ils se superposent, et la manière dont ils oscillent sans cesse vers la vérité, lorsqu’ils suivent leur cours naturel. C’est là une vérité spéculative de premier ordre, mais qui devient très dangereuse dès qu’on veut l’appliquer. Car conclure de ce principe « le système ultérieur est toujours le meilleur, » que tel esprit léger et superficiel qui viendra bavarder ou radoter après un homme de génie, lui est préférable, parce qu’il lui est chronologiquement postérieur, c’est, en vérité, faire la part trop belle à la médiocrité. Et voilà pourtant ce qui arrive trop souvent en Allemagne. Après l’apparition d’une grande œuvre de philosophie ou de critique, on est sûr de voir éclore tout un essaim de penseurs soi-disant avancés qui prétendent la dépasser et ne font souvent que la contredire. On ne peut assez le répéter : la loi du progrès des
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