Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/348

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de l’humanité. Combien en effet les conditions de la culture intellectuelle étaient dans l’antiquité grecque différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui ! Aujourd’hui la science et la philosophie sont une profession. « On ne passe point dans le monde, dit Pascal, pour se connaître en vers, si l’on n’a mis l’enseigne de poète, ni pour être habile en mathématiques, si l’on n’a mis celle de mathématicien. » Dans les beaux siècles de l’antiquité, on était philosophe ou poète, comme on est honnête homme dans toutes les positions de la vie. Nul intérêt pratique, nulle institution officielle n’étaient nécessaires pour exciter le zèle de la recherche ou la production poétique. La curiosité spontanée, l’instinct des belles choses y suffisaient. Ammonius Saccas, le fondateur de la plus haute et de la plus savante école philosophique de l’antiquité, était un portefaix. Imaginez donc un fort de la halle créant chez nous un ordre de spéculation analogue à la philosophie de Schelling ou de Hegel ! Quand je pense a ce noble peuple d’Athènes, où tous sentaient et vivaient de la vie de la nation, à ce peuple qui applaudissait aux pièces de Sophocle, ce peuple qui critiquait Isocrate, où les femmes disaient : C’est là ce Démosthène ! où une marchande d’herbes reconnaissait Théophraste pour étranger, où tous avaient fait leur éducation au même gymnase et dans les mêmes chants, où tous savaient et comprenaient Homère de la même manière, je ne puis m’empêcher de concevoir quelque humeur contre notre société si profondément divisée en hommes cultivés et en barbares. La tous avaient part aux mêmes souvenirs, tous se glorifiaient des mêmes trophées (143), tous avaient contemplé la même Minerve et le même Jupiter. Que sont, pour notre peuple, Racine, Bossuet, Buffon, Fléchier ? Que lui disent les héros de