Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/353

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tion à tout prix. Garder sévèrement les brutes et les assommer quand elles se ruent ? Cela est horrible à dire. Non ! il faut en faire des hommes, il faut leur donner part aux délices de l’idéal, il faut les élever, les ennoblir, les rendre dignes de la liberté. Jusque-là, prêcher la liberté sera prêcher la destruction, à peu près comme si par respect pour le droit des ours et des lions, on allait ouvrir les barreaux d’une ménagerie. Jusque-là, les déchirements sont nécessaires, et, bien que condamnables dans l’appréciation analytique des faits, ils sont légitimes en somme. L’avenir les absoudra, en les blâmant, comme nous absolvons la grande Révolution, tout en déplorant ses actes coupables et en stigmatisant ceux qui les ont provoqués.

Mon Dieu c’est perdre son temps que de se tourmenter sur ces problèmes. Ils sont spéculativement insolubles ils seront résolus par la brutalité. C’est raisonner sur le cratère d’un volcan, ou au pied d’une digue, quand le flot monte. Bien des fois l’humanité dans sa marche s’est ainsi trouvée arrêtée comme une armée devant un précipice infranchissable. Les habiles alors perdent la tête, la prudence humaine est aux abois. Les sages voudraient qu’on reculât et qu’on tournât le précipice. Mais le flot de derrière pousse toujours ; les premiers rangs tombent dans le gouffre, et quand leurs cadavres ont comblé l’abîme, les derniers venus passent de plain-pied par-dessus. Dieu soit béni ! l’abime est franchi ! On plante une croix à l’endroit, et les bons cœurs viennent y pleurer.

Ou bien c’est comme une armée qui doit traverser un fleuve large et profond. Les sages veulent construire un pont ou des bateaux ; les impatients lancent à la hâte