Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/421

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n’était, comme l’entendait Malherbe, qu’un arrangeur de syllabes, si la littérature n’était qu’un exercice, une tentative pour faire artificiellement ce que les anciens ont fait naturellement, oh ! je l’avoue, ce serait un bien léger malheur que tous ne pussent y être initiés.

Il faut donc arriver à concevoir la possibilité d’une vie intellectuelle pour tous, non pas en ce sens que tous participent au travail scientifique, mais en ce sens que tous participent aux résultats du travail scientifique. Il faut, par conséquent, concevoir la possibilité d’associer la philosophie et la culture d’esprit à un art mécanique.

C’est ce que réalisait merveilleusement la société grecque, si vraie, si peu artificielle. La Grèce ignorait nos préjugés aristocratiques, qui frappent d’ignominie quiconque exerce une profession manuelle, et l’excluent de ce qu’on peut appeler le monde distingué. On pouvait arriver à la vie la plus noble et la plus élevée, tout en étant pauvre et en travaillant de ses mains ; ou plutôt la moralité de la personne effaçait tellement sa profession, qu’on ne voyait d’abord que la personne, tandis que maintenant on voit d’abord la profession. Ammonius n’était pas un portefaix qui était philosophe, c’était un philosophe qui par hasard était portefaix. Ne peut-on pas espérer que l’humanité reviendra un jour à cette belle et vraie conception de la vie, où l’esprit est tout, où personne ne se définit par son métier, où la profession manuelle ne serait qu’un accessoire auquel on songerait à peine, à peu près ce qu’était pour Spinoza le métier de polisseur de verres de lunettes, un hors-d’œuvre qu’on ferait par la partie infime de soi-même, sans y penser et sans que les autres y pensent davantage ? Une telle œuvre ne serait point alors plus servile qu’il