Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/451

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des vues qui vont comme un trait au delà du but. Il peut naître chez les races fortes et aux époques de crise des monstres dans l’ordre intellectuel, lesquels, tout en participant à la nature humaine, l’exagèrent si fort en un sens qu’ils passent presque sous la loi d’autres esprits, et aperçoivent des mondes inconnus. Ces êtres ont été moins rares qu’on ne pense aux époques primitives. Il se peut qu’un jour il apparaisse encore de ces natures étranges, placées sur la limite de l’homme et ouvertes à d’autres combinaisons. Mais assurément ces monstres ne naîtront pas dans notre petit train ordinaire. Une conception étroite et régulière de la vie affaiblit les facultés créatrices. La civilisation, par l’extrême délimitation des droits qu’elle introduit dans la société, et par les entraves qu’elle impose à la liberté individuelle, devient à la longue une chaîne fort pénible, et ôte beaucoup à l’homme du sentiment vif de son indépendance. Je comprends que des écrivains allemands aient regretté à ce point de vue la vieille vie germanique, et maudit l’influence romaine et chrétienne qui en altéra la rude sincérité. Comparez l’homme moderne emmailloté de milliers d’articles de loi, ne pouvant faire un pas sans rencontrer un sergent ou une consigne, à Antar dans son désert, sans autre loi que le feu de sa race, ne dépendant que de lui-même, dans un monde où n’existe aucune idée de pénalité ni de coercition exercée au nom de la société.

Tout est fécond excepté le bon sens. Le prophète, l’apôtre, le poète des premiers âges passeraient pour des fous au milieu de la terne médiocrité où s’est renfermée la vie humaine. Qu’un homme répande des larmes sans objet, qu’il pleure sur l’universelle douleur, qu’il rie d’un rire long et mystérieux, on l’enferme à Bicêtre, parce