Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/465

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par leur grossière apparence ; elle s’interdit les nuances délicates. Le premier pas dans la carrière philosophique est de se cuirasser contre le ridicule. Si l’on s’assujettit à la tyrannie des rieurs vulgaires, si l’on tient compte de leurs fadaises, l’on se défend toute beauté morale, toute haute aspiration, toute élévation de caractère ; car tout cela peut être ridiculisé. Le rieur a l’immense avantage d’être dispensé de fournir ses preuves : il peut, selon son humeur, déverser le ridicule sur ce qui lui plaît, et cela sans appel, dans les pays du moins où, comme en France, sa tyrannie est acceptée pour une autorité légitime. Les seules choses qui échappent au ridicule sont les choses médiocres et vulgaires, en sorte que celui qui a la faiblesse de s’interdire tout ce qui peut y prêter s’interdit par là même tout ce qui est élevé. Les siècles de réflexion sont exposés à voir les plus nobles sentiments et les états les plus sublimes de l’âme contrefaits par de sots plagiaires, dont le ridicule retombe parfois sur les types qu’ils prétendent imiter. Il faut un certain courage pour résister à la réaction que ces fats provoquent chez les esprits droits. C’est trop de condescendance que de se résigner à la vulgarité bourgeoise, parce qu’en poursuivant un type élevé, on risque de ressembler aux grands hommes manqués et aux aspirants malheureux du génie. On peut regretter le temps où le grand homme se formait sans y penser et sans se regarder lui-même ; mais les déportements ridicules de quelques faibles têtes ne sauraient faire condamner la volonté réfléchie et délibérée de viser à quelque chose de grand et de beau. Les faux René et les faux Werther ne doivent pas faire condamner les Werther et les René sincères. Combien d’âmes timides et pudiques la crainte de leur ressembler a reculées du beau ! Vive le penseur