Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/467

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parait à plusieurs un moyen d’éviter la duperie où la frivolité suppose que se laissent tomber les hommes de pensée et de sentiment. Il semble que l’homme de guerre, le politique, l’homme de finances soient plus inattaquables que le philosophe ou le poète. Mais c’est une erreur. Tout est également risible, tout porte également sur une appréciation, et s’il y a quelque chose de sérieux, c’est le penseur critique, qui se pose dans l’objectivité des choses car les choses sont sérieuses. Qui n’a senti, en face d’une fleur qui s’épanouit, d’un ruisseau qui murmure, d’un oiseau qui veille sur sa couvée, d’un rocher au milieu de la mer, que cela est sincère et vrai ? Qui n’a senti, à certains moments de calme, que les doutes qu’on élève sur la moralité humaine ne sont que façons de s’agacer soi-même, de chercher au delà de la raison ce qui est en deçà, et de se placer dans une fausse hypothèse, pour le plaisir de se torturer ? Le scepticisme seul a le droit de rire, car il n’a pas à craindre les représailles. Par quoi le prendrait-on, puisqu’il rit le premier de toutes choses ? Mais comment un croyant qui se moque d’un autre croyant ne voit-il pas qu’il s’expose, par ce qu’il croit, au même ridicule ? Laissons donc à la négation et à la frivolité le triste privilège d’être inattaquable, et glorifions-nous de prêter, par notre conviction et notre sérieux, au rire des sceptiques.

L’extrême réflexion amène ainsi fatalement une sorte d’affadissement et de scepticisme léger, qui serait la mort de l’humanité, si elle y trempait tout entière. De tous les états intellectuels, c’est le plus dangereux et le plus incurable. Ceux qui en sont atteints n’ont qu’à mourir. Comment en sortiraient-ils, en effet, ces misérables qui doutent du sérieux, et qui, a chaque effort qu’ils feraient