Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/472

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moins, car elle tombera d’elle-même. Ceux qui parlent de doctrines dangereuses devraient toujours ajouter dangereuse pour moi. Cabet n’a, j’en suis sûr, provoqué la colère de personne. L’erreur pure ne provoquerait dans la nature humaine, qui après tout est bien faite, que le dégoût ou le sentiment du ridicule.

Ce qui fait le prosélytisme, ce qui entraîne le monde, ce sont des vérités incomplètes. La vérité complète serait si quintessenciée, si pondérée qu’elle n’exciterait pas assez les passions, et ressemblerait au scepticisme. Cette largeur d’esprit, qui éliminerait dans son affirmation toute limite et toute exclusion, paraîtrait folie. La tête tourne quand on s’approche trop de l’identité ; l’esprit humain ne s’exerce qu’à la condition d’un cadre fini et de la négation antithétique. La passion, en même temps qu’elle adore son objet, a besoin de haïr son contraire. La France serait-elle si bien la France, si elle n’avait pour exalter sa personnalité l’antithèse de l’Angleterre ? On se serre, on se concentre en soi-même contre le dehors. La passion suppose exclusion, antagonisme, partialité. Toute doctrine, comme toute institution, porte en elle le germe de vie et le germe de mort. Appelée à vivre par sa vérité, elle développe parallèlement un principe de mort qui devient avec le temps intolérable et la tue. Le fruit, dès ses premiers jours, porte en lui le principe de sa pourriture ; étouffé d’abord durant la période de croissance par les forces organisatrices, ce principe se démasque à la maturité et prend dès lors le dessus, jusqu’à l’entière décomposition. Ce qu’un système affirme, c’est sa part de vérité, ce qu’il nie, c’est sa part d’erreur. Il n’erre que parce qu’il exclut tout ce qui n’est pas lui, parce qu’il participe de la faiblesse humaine, qui ne peut