Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/92

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choses du cœur et de l’imagination, qu’inaugura le xviiie siècle ; ce n’est pas l’emploi exclusif de ce que l’on a appelé « l’acide du raisonnement » ; ce n’est pas la philosophie positive de M. Auguste Comte, ni la critique irréligieuse de M. Proudhon. C’est la reconnaissance de la nature humaine, consacrée dans toutes ses parties, c’est l’usage simultané et harmonique de toutes les facultés, c’est l’exclusion de toute exclusion. M. de Lamartine est, à nos yeux, un rationaliste, et pourtant, dans un sens plus restreint, il récuserait sans doute ce titre, puisqu’il nous apprend lui-même qu’il arrive à ses résultats non par combinaison ni raisonnement, mais par instinct et intuition immédiate. La critique n’a guère été conçue jusqu’ici que comme une épreuve dissolvante, une analyse détruisant la vie ; d’un point de vue plus avancé on comprendra que la haute critique n’est possible qu’à la condition du jeu complet de la nature humaine, et que réciproquement le haut amour et la grande admiration ne sont possibles qu’à la condition de la critique. Les prétendues natures poétiques, qui auront cru atteindre au sens vrai des choses sans la science, apparaîtront alors comme chimériques ; et les austères savants, qui auront fait fi des dons plus délicats, soit par vertu scientifique, soit par mépris forcé de ce qu’ils n’avaient pas, rappelleront l’ingénieux mythe des filles de Minée, changées en chauves-souris pour n’avoir été que raisonneuses devant des symboles auxquels il eût fallu appliquer des procédés plus indulgents.

L’histoire semble élever contre la science, la critique, le rationalisme, la civilisation, termes synonymes, une objection qu’il importe de résoudre. Elle semble, en effet, nous montrer le peuple le plus lettré succombant toujours sous le peuple le plus barbare : Athènes sous la Macédoine,