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Page:Renan - Melanges Histoires et Voyages,Calmann,1878.djvu/224

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d’un éminent linguiste de nos jours, que les trois causes qui ont rendu fous le plus d’hommes sensés d’ailleurs sont l’étymologie, l’amour et la théologie. Le fait est qu’il ne se passe pas d’année sans que les membres de l’Institut appelés à décerner le prix fondé par Volney aient à faire justice de quelque tentative d’explication universelle des langues et des idées par le moyen du français. En dehors même de ces aberrations extrêmes, on est parfois surpris de l’étrange facilité avec laquelle des hommes instruits se laissent aller sur ce point aux fantaisies les plus bizarres. Croirait-on, par exemple, que c’est un homme tenu de quelques-uns pour un oracle, et de plusieurs pour un écrivain éminent, qui fait dériver ancêtre de ancien être, beffroi de bel effroi, conduire de du-ire, aller à deux, sortir de se-hors-tir, se tirer dehors[1], et prend occasion de là pour nous exposer d’un air de Trismégiste les mystères cachés dans le langage, tout comme si la langue dépositaire du secret des choses et de la révélation primitive n’était ni plus ni moins que le français !

Ces innocentes bévues des gens du monde, les savants de la vieille école, il faut le dire, les justifiaient jusqu’à un certain point par leurs folles imaginations. Depuis Périon et Henri Estienne, qui ne voyaient partout que du grec, on chercha tour à tour dans la langue française de l’hébreu, de l’allemand, du basque, du bas breton.

  1. Soirées de Saint-Pétersbourg, par M. le comte de Maistre, deuxième entretien. — Il est vrai que le latin n’a pas mieux inspiré le noble comte : à la même page, il nous donne cæcutire comme composé de cæcus-ut-ire, aller comme un aveugle, et accepte tout de bon la ridicule étymologie de cadaver, caro data vermibus.