Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/216

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fond, chère amie, j’apprécie à peu près comme loi la circonstance présente. C’est un très grand malheur que l’insurrection ait été tentée, mais c’eût été un malheur plus grand encore qu’elle eût triomphé. Les principes ne sont pas mûrs, les hommes ne sont pas formés, les symboles ne sont pas arrêtés. Je ne regretterai pas la société présente quand je la verrai remplacée par une forme plus avancée ; mais en attendant que les nouvelles idées soient devenues acceptables et sociales, je veux qu’on conserve les bases actuelles, car cet état vaut encore mieux que le chaos ; et d’ailleurs il n’est pas impossible que, sans renversement radical, par la seule force des choses et en vertu de la réaction que les idées exercent sur ceux mêmes qui les combattent, la transformation s’opère légalement et sans secousse. Il y a une immense différence entre l’état actuel et celui de 89. Le progrès avait alors à combattre une caste parfaitement une et délimitée, se fondant sur la naissance et par là étonnamment vivace (elle vit encore !) Telle n’est pas la bourgeoisie. C’est un esprit, et non une caste. Il suffira de circonstances nouvelles pour détruire ce que cet esprit a de funeste au progrès de l’humanité. Tout n’y est pas d’ailleurs à détruire : la bourgeoisie est intelligente, instruite, spirituelle, active, industrieuse, animée de l’esprit d’ordre, possédant a un haut degré les vertus de la famille. Mais elle n’a pas d’originalité : elle n’a rien créé et elle ne créera rien en poésie ni en philosophie,