Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/496

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ceci. Je dis causer, car nous nous serons embrassés avant ce temps-là.

Voilà ce qui me semble un rêve, voilà ce qui m’enchante, me transporte, me fait par moments oublier le douloureux motif qui va nous procurer tant de bonheur. Dans deux mois, nous serons réunis. Oui, deux mois, puisqu’en août, m’assure-tu, ce serait déjà trop tard. Tout à l’heure, en contemplant cette ravissante place de Saint-Marc, et cette Piazzetta, qui, vue du bord du grand canal, est bien vraiment, je crois, la perle des choses humaines, cette idée m’est venue. Saint-Marc alors m’a semble incomparable, et j’ai cru vraiment faire un rêve des Mille et une Nuits. Ah ! que je comprends bien maintenant tout ce que tu me disais de Venise ! Oui, c’est une ville sans pareille ; je ne sais si aucune autre se fait tant aimer. Rien n’égale pourtant l'épouvantable tristesse et le deuil qui, en ce moment, pèsent sur cette noble et héroïque cité. Toute la partie du côté de la terre, ou l’on aborde, n’est qu’un tas de ruines. Ces canaux déserts, où notre gondole seule circulait, ces maisons abandonnées, d’où ne descend aucun bruit, aucun signe de vie, me firent d’abord une impression funèbre que ni Pérouse, ni Assise, ni Ravenne, ni Ferrare, que j’avais prises tour à tour pour l’idéal d’une ville abandonnée, n’avaient produite en moi. A Saint-Marc, j’ai retrouvé la vie, et ce style énergique et prononcé qu’on ne rencontre qu’en Lombardie et dans les Romagnes, et qui contraste si singu-