Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/148

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ardent, que ceux qui l’avaient traversé ne purent désormais rentrer dans la vie. Ils restèrent sous le coup d’une idée fixe, mornes, frappés de stupéfaction ; ils avaient le delirium tremens des ivresses sanglantes. C’étaient des croyants absolus ; le monde, qui n’était plus à leur diapason, leur semblait vide et enfantin. Demeurés seuls debout comme les restes d’un monde de géants, chargés de la haine du genre humain, ils n’avaient plus de commerce possible avec les vivants. Je compris l’effet que fit Lakanal quand il revint d’Amérique en 1833 et qu’il apparut à ses confrères de l’académie des sciences morales et politiques comme un fantôme… Je compris Daunou et son obstination à voir dans M. Cousin, dans M. Guizot, les plus dangereux des jésuites. Par un contraste assez ordinaire, ces survivants, parfois hideux, de luttes titaniques étaient devenus des agneaux. L’homme n’a pas besoin, pour être bon, d’avoir trouvé une base logique à sa bonté. Les plus cruels inquisiteurs du moyen âge, Conrad de Marbourg, par exemple, étaient les plus doux des