Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/367

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cœur. Elle se figurait ma position encore plus difficile qu’elle ne l’était, et, comme, en me gâtant malgré notre pauvreté, elle m’avait rendu très délicat, elle croyait qu’une vie rude et commune ne pourrait jamais m’aller. « Toi qu’une pauvre petite souris empêchait de dormir, m’écrivait-elle, comment vas-tu faire ?… » Elle passait ses journées à chanter les cantiques de Marseille, qui étaient son livre de prédilection[1], surtout le cantique de Joseph :

Ô Joseph, ô mon aimable,
Fils affable,
Les bêtes t’ont dévoré ;
Je perds avec toi l’envie
D’être en vie ;
Le seigneur soit adoré !

Quand elle m’écrivait cela, mon cœur était navré. Dans mon enfance, j’avais l’habitude de lui demander dix fois par jour : « Maman, êtes-vous contente de moi ? » Le sentiment

  1. Recueil de cantiques du XVIe siècle, de la plus extrême naïveté. J’ai le vieux volume de ma mère ; peut-être le décrirai-je un jour.