Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/401

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impartialité ni leur liberté. Cette société à deux me fait l’effet d’une coterie qui rétrécit l’esprit, nuit à la largeur d’appréciation et constitue la plus lourde chaîne pour l’indépendance. Beulé me plaisantait souvent sur ce travers. Il m’aimait assez et essaya de me rendre service, quoique je n’eusse rien fait pour lui. Dans une circonstance, je votai contre lui pour une personne qui s’était montrée malveillante à mon égard. « Renan, me dit-il, je vais vous faire quelque mauvais trait ; par impartialité, vous voterez pour moi. »

Tout en ayant beaucoup aimé mes amis, je leur ai donc très peu donné. Le public m’a eu autant qu’eux. Voilà pourquoi je reçois un si grand nombre de lettres d’inconnus et d’anonymes ; voilà pourquoi aussi je suis si mauvais correspondant. Il m’est arrivé fréquemment, en écrivant une lettre, de m’arrêter pour tourner en propos général les idées qui me venaient. Je n’ai existé pleinement que pour le public. Il a eu tout de moi ; il n’aura après ma mort aucune surprise : je n’ai rien réservé pour personne.