Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/440

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relativement au bonheur, une espèce de délibération, où du reste nous sommes fatalement déterminés, par laquelle nous décidons sur quel tour nous prendrons telle ou telle chose ; car il n’est personne qui ne doive reconnaître qu’il porte en lui mille causes actuelles qui pourraient le rendre le plus malheureux des hommes. Il s’agit de savoir s’il leur donnera droit d’agir ou s’il en fera abstraction. Nous ne sommes heureux qu’à la dérobée, mon cher ami ; mais qu’y faire ? Le bonheur n’est pas quelque chose d’assez saint pour qu’il ne faille l’accepter que d’une parfaite raison.

Vous trouverez peut-être singulier, mon cher ami, que, ne croyant pas au christianisme, je puisse me tenir en une telle assurance. Sans doute, mon cher, si je doutais encore ; mais, s’il faut tout vous dire, je vous avouerai que je ne doute plus guère. Expliquez-moi donc un peu comment vous faites pour croire. Mon pauvre ami, c’est trop tard pour vous dire : « Prenez garde ! » Si vous n’étiez pas ce que vous êtes, je me jetterais à vos genoux, devant vous, pour vous demander, au nom de notre amitié, si vous vous sentez capable de jurer de vous-même que vous ne changerez d’avis à aucune époque de votre existence. Songez-y, jurer de l’avenir de sa pensée !… J’ai été désolé que notre pauvre ami X*** se soit lié ; je parierais mille contre un qu’il a douté ou qu’il doutera. On verra dans vingt ans. Mon cher ami, je ne sais ce que je vous dis ; mais je ne puis m’empêcher de désirer, comme saint Paul, omnes fieri qualis et ego sum, heureux de n’avoir pas à ajouter expectis vinculis his. Quant aux chaînes qui me liaient déjà,