Page:Renard - Celui qui n'a pas tué, 1927.djvu/15

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souvent de hauts mérites qui nous paraissent négligeables et qui sont pourtant le propre de leur nature. Comment expliquer une telle erreur ? Comment pardonner aux hommes une sottise d’autant plus inadmissible que, en matière de beauté corporelle, ils demandent précisément aux lignes féminines de s’éloigner le plus possible des lignes masculines ?

— Tout ce que tu dis là n’est-il pas réciproque ?

— Non. Car si les hommes ne se rendent pas compte de leur méprise, les femmes, au contraire, la connaissent, l’admettent tristement et la supportent sans rien dire, comme une fatalité. Elles ont pour nous une bienveillance un peu sournoise. Elles voudraient bien que nous fussions plus perspicaces ; mais elles savent qu’il est inutile de parler à des sourds et dangereux d’importuner l’égoïsme et la force… Il y a en elles je ne sais quelle habitude de docilité et, parfois, je ne sais quel besoin de soumission dont, au surplus, elles n’ignorent pas le charme, et qui leur ferment la bouche. Enfin, ce qui est grave, je crois que nos cœurs n’ont pas de mystère pour ces êtres dont nous connaissons, pour la plupart, tout ce qu’un homme en peut connaître, lorsque nous avons reconnu qu’ils sont mystérieux… Tu es sceptique ? Je t’amuse ?…

— Mystérieux. Pas tant que ça ! Tu compliques tout, mon petit Marc. Et tu te trompes… Ne cherche pas midi à quatorze heures, va ! Voyons, t’imagines-tu…

— N’hésite pas, mon vieux. Dis ce que tu penses. Cela me fait tant de bien d’échanger des idées !

— Eh bien, je voulais dire : t’imagines-tu que tes scrupules, tes précautions attentives, — ta bonté, en un mot, — aient pu retenir Nelly ? Allons donc ! Cent fois meilleur, tu ne l’aurais pas moins perdue !

— Je crois pourtant, dit Marc avec conviction, je crois fermement que si elle m’aima, ce fut pour ce que tu nommes ma bonté.

Jean Fortel esquissa un geste d’incertitude. Il estimait que, lorsqu’une femme aime un homme pour sa seule bonté, il faut, de deux choses l’une : ou que cette femme soit remarquablement intelligente, ou que cet homme coure à de prochaines infortunes. Rien ne l’eût mortifié, pour sa part, comme d’entendre Jacqueline lui dire : « Je t’aime parce que tu es bon. » La vie battait dans ses muscles au rythme primitif de l’âge de pierre, où la générosité était une faiblesse, la douceur un vice, où les hommes vivaient sous la loi du plus fort.

Marc, après un instant, lui dit avec affection :

— Nous ne pensons pas de la même façon, n’est-ce pas ?… Je le sais bien. Je m’en suis aperçu déjà, il y a dix-huit mois…

— Comment cela ?

— … Quand je suis venu te dire adieu, aussitôt après… ma découverte. J’ai bien vu que ta surprise était complexe. La conduite de Nelly te stupéfiait, bien entendu. Mais il y avait autre chose, n’est-il pas vrai ? Tu me considérais avec… avec un rien de mépris. Qu’un tel événement se fût déroulé sans violence ; que le revolver n’eût pas joué un rôle quelconque ; que Nelly, infidèle, fût encore vivante ; tu n’en revenais pas ! Est-ce que je m’abuse ?

— Bah ! Bah ! Qu’est-ce que tu vas chercher, mon petit Marc ! Écoute, je pressens que tu vas te remettre à philosopher. Pour Dieu ! ne discute pas tant ! Vis, aime, mange, bois, respire, sois jeune ! Et laisse-moi vivre aussi sans complications, être jeune aussi ! Tiens, veux-tu ? Nous reprendrons cette conversation dans… dans vingt ans ! quand je serai vieux. À ce moment-là, les théories m’intéresseront peut-être. Dans vingt ans, Marc !

— Réponds-moi seulement. Je voudrais savoir que tu as réfléchi depuis l’année dernière. Je voudrais être sûr que toi, Jean Fortel, mon ami de toujours, tu t’es repris ; que tu penses comme il faut penser.

— Mais, mon ami, je ne pense pas, moi ! Tu n’as que ce mot-là sur la