Aller au contenu

Page:Renard - Celui qui n'a pas tué, 1927.djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

issues, sa sauvagerie. Oui, tout est amélioré, mais pas les hommes. Et c’est là qu’est le danger. Deux femmes seules, prises dans une mêlée… Du reste, Mme Lehellier ne compte pas ; elle est sans clairvoyance, sans fermeté… Quant à Jacqueline… Très femme, Jacqueline : impressionnable, imprévoyante… Ah ! si j’avais été auprès d’elle !… Je ne devrais jamais la quitter !… — Marc !…

— Quoi, mon bon vieux ?

— C’est idiot, n’est-ce pas ?… Je n’ai pas confiance.

— Bien sûr, que c’est idiot ! Allons ! Jacqueline ne perd pas la tête si aisément ! C’est une sportive, élevée à ton école. On n’est pas pour rien la femme de Jean Fortel !

— Marc, veux-tu avoir l’obligeance… Je ne voudrais pas sonner les femmes de chambre. Il est inutile de donner l’alarme prématurément. Veux-tu avoir l’obligeance d’ouvrir cette porte… Jacqueline s’est installée à côté, depuis mon accident. Dis-moi, la chambre est-elle convenablement préparée ? Fait-il chaud ?

Marc d’Ambléon fit la lumière dans la pièce voisine et s’assura qu’elle offrirait au retour de Jacqueline toutes les prévenances désirables. Il éteignit et revint au chevet de Jean.

— Qu’est-ce que tu fais ? s’exclama-t-il. Je t’ai vu…

— Eh bien ? fit l’autre avec placidité. Tu m’as vu remettre dans ce tiroir un revolver. Après ?

— Pourquoi ? Pourquoi l’as-tu pris, Jean ?

— Pour vérifier s’il était chargé.

— Mais… Jean ! Voyons !

— Il est onze heures trente-cinq, mon petit Marc. Jacqueline devrait être ici. Saine et sauve, elle n’aurait probablement pas réussi à retrouver la voiture de Mme Lehellier ; mais les taxis ne manquent pas sur le boulevard. Donc, puisqu’elle n’est pas là, il y a beaucoup de chances pour que le destin soit contre nous. Dans quelle mesure ? Je ne sais. À l’heure qu’il est, Jacqueline se trouve-t-elle dans une pharmacie où l’on badigeonne ses égratignures à la teinture d’iode ? C’est possible. Est-elle évanouie ? L’a-t-on couchée dans une salle d’hôpital ? Dois-je supposer le pire ? Mystère. Je répugne aux hypothèses. Mais je constate simplement ce fait : il est onze heures trente-sept, et si Jacqueline avait pu se dégager du chaos, elle serait là. En prévision d’un malheur irréparable, j’ai jugé opportun de contrôler l’état d’un revolver qu’il est toujours prudent d’avoir à portée de la main, dans le tiroir de sa table de chevet.

Très calme en apparence, il affectait d’offrir à Marc le spectacle d’un visage résolu et d’un regard sans ombres.

La fenêtre était restée entr’ouverte. C’était l’heure de la sortie des théâtres. Des automobiles passèrent. L’une d’elles, très rapide, s’accompagnait d’un tintement impérieux.

— Une ambulance… dit Jean Fortel.

Marc, fraternellement, lui parla.

— Jean, écoute-moi. Rends-toi compte. Tu n’es pas dans ton état normal. Tu as la fièvre. Tu souffres physiquement et moralement. Promets-moi…

— Je ne promets rien. La vie sans elle…

Il termina d’un signe négatif.

— Quelle folie, Jean ! Tuer ! Toujours tuer ! Aimer, haïr, souffrir, tout, pour toi, aboutit à cela : tuer ! Seigneur ! la vie serait trop facile s’il ne s’agissait que de mourir pour en dénouer le problème ! N’as-tu pas honte, toi, créature raisonnable…

Jean Fortel fixait, par la fente de la croisée, le ciel de pourpre où des lueurs mouvantes se réverbéraient. Une secousse fit tressauter singulièrement toute sa face ; essai d’un sourire qui ne pouvait pas naître.

— Dans vingt ans, Marc ! pour peu que, d’ici là, je n’aie pas passé l’arme