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respiration pour mieux entendre ce qui se passe au fond d’elle.

On l’enveloppe d’une couverture de laine, parce que les cornes et les oreilles se refroidissent.



— Jusqu’à ce que les oreilles tombent, dit Philippe, il y a de l’espoir.

Deux fois elle essaie en vain de se mettre sur ses jambes. Elle souffle fort, par intervalles de plus en plus espacés.

Et voilà qu’elle laisse tomber sa tête sur son flanc gauche.

— Ça se gâte, dit Philippe accroupi et murmurant des douceurs.

La tête se relève et se rabat sur le bord de la mangeoire, si pesamment que le choc sourd nous fait faire : « oh ! »

Nous bordons Brunette de tas de paille pour qu’elle ne s’assomme pas.

Elle tend le cou et les pattes, elle s’allonge de toute sa longueur, comme au pré, par les temps orageux.

Le vétérinaire se décide à la saigner. Il ne s’approche pas trop. Il est aussi savant qu’un autre, mais il passe pour moins hardi.

Aux premiers coups du marteau de bois, la lancette glisse sur la veine. Après un coup mieux assuré, le sang jaillit dans le seau d’étain, que d’habitude le lait emplit jusqu’au bord.

Pour arrêter le jet, le vétérinaire passe dans la veine une épingle d’acier.

Puis, du front à la queue de Brunette soulagée, nous appliquons un drap mouillé d’eau de puits et qu’on renouvelle fréquemment parce qu’il s’échauffe vite. Elle ne frissonne même pas. Philippe la tient ferme par les cornes et empêche la tête d’aller battre le flanc gauche.

Brunette, comme domptée, ne bouge plus. On ne sait pas si elle va mieux ou si son état s’aggrave.

Nous sommes tristes, mais la tristesse de Philippe est morne comme celle d’un animal qui en verrait souffrir un autre.

Sa femme lui apporte sa soupe du matin qu’il mange sans appétit, sur un escabeau, et qu’il n’achève pas.



— C’est la fin, dit-il, Brunette enfle !

Nous doutons d’abord, mais Philippe a dit vrai. Elle gonfle à vue d’œil, et ne se dégonfle pas, comme si l’air entré ne pouvait ressortir.

La femme de Philippe demande :

— Elle est morte ?

— Tu ne le vois pas ! dit Philippe durement.

Mme Philippe sort dans la cour.

— Ce n’est pas près que j’aille en chercher une autre, dit Philippe.

— Une quoi ?

— Une autre Brunette.

— Vous irez quand je voudrai, dis-je d’une voix de maître qui m’étonne.