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accordent de l’importance au vent qu’il fait, au soleil qui chauffe, aux nuances de l’eau, M. Vernet aucune. Sa perche de ligne de noisetier à la main, il partait à son gré, longeait l’Yonne, s’arrêtait aussitôt qu’il ne voulait pas aller plus loin, déroulait, posait la ligne, et passait d’agréables moments, jusqu’à l’heure de revenir à la maison pour déjeuner ou dîner. M. Vernet n’était pas assez fantaisiste, sous prétexte de pêche, pour manger mal à l’aise, dehors.

C’est ainsi qu’il se trouva, dimanche dernier, le matin, d’assez bonne heure, s’étant pressé un peu ce premier jour, assis sur l’herbe, et non sur un pliant, au bord de la rivière.

Tout de suite, il s’amusa autant qu’il pouvait. Cette matinée lui semblait délicieuse, non pas seulement parce qu’il pêchait, mais parce qu’il respirait un air léger, parce qu’il voyait miroiter l’Yonne, suivait de l’œil une course sur l’eau de moustiques à longues pattes, et écoutait des grillons chanter derrière lui.

Certes, la pêche l’intéressait aussi, beaucoup.

Bientôt, il prit un poisson.

Ce n’était pas une aventure extraordinaire pour M. Vernet. Il en avait pris d’autres ! Il ne s’acharnait pas après les poissons, il était homme à s’en passer, mais chaque fois qu’un poisson mordait trop, il fallait bien le tirer de l’eau. Et M. Vernet le tirait toujours avec un peu d’émotion. On la devinait au tremblement de ses doigts qui changeaient l’amorce.

M. Vernet, avant d’ouvrir son sac, posa le goujon dans l’herbe. Il ne faut pas dire : « Quoi ! Ce n’était qu’un goujon ! » Il y a de gros goujons qui agitent si violemment la ligne que le cœur du pêcheur bat comme à un drame.

M. Vernet, calmé, rejeta sa ligne à l’eau et au lieu de mettre le goujon dans le sac, sans savoir pourquoi (il ne sut jamais le dire), il regarda le goujon.

Pour la première fois, il regarda un poisson qu’il venait de prendre ! D’habitude, il se dépêchait de lancer sa ligne à d’autres poissons, qui n’attendaient qu’elle. Aujourd’hui, il regardait le goujon avec curiosité, puis avec étonnement, puis avec une espèce d’inquiétude.

Le goujon, après quelques soubresauts qui le fatiguèrent vite, s’immobilisa sur le flanc et ne donna plus signe de vie que par les efforts visibles qu’il faisait pour respirer.

Ses nageoires collées au dos, il ouvrait et fermait sa bouche, ornée, à la lèvre inférieure, de deux barbillons, comme de petites moustaches molles. Et, lentement, la respiration devenait plus pénible, au point que les mâchoires hésitaient même à se rejoindre.

— C’est drôle, dit M. Vernet, je m’aperçois qu’il étouffe !

Et il ajouta :

— Qu’il souffre !

C’était une remarque nouvelle, aussi nette qu’inattendue. Oui, les poissons souffrent quand ils meurent ; on ne le croit pas d’abord, parce qu’ils ne le disent pas. Ils n’expriment rien ; ils sont muets, c’est le cas de le dire ; et par ses détentes d’agonie, ce goujon semblait jouer encore !

Pour voir les poissons mourir, il faut, par hasard les regarder attentivement, comme M. Vernet. Tant qu’on n’y pense pas, peu importe, mais dès qu’on y pense !…

— Je me connais, se dit M. Vernet, je suis fichu ; je m’interroge et je sens que j’irai jusqu’au bout de mon questionnaire ; c’est inutile de résister à la tentation d’être logique : la peur du ridicule ne m’arrêtera pas ; après la chasse, la pêche ! Un jour quelconque, à la chasse, après un de mes crimes, je me suis dit : « De quel droit fais-tu ça ? » La réponse était toute prête. On s’aperçoit vite qu’il est répugnant de casser l’aile d’une perdrix, les pattes d’un lièvre. Le soir, j’ai pendu mon fusil qui ne tuera plus. L’odieux de la pêche, moins sanglante, vient seulement de me frapper.

À ces mots, M. Vernet vit le bouchon de sa ligne qui se promenait sur l’eau comme animé, comme par défi. Il tira machinalement une fois de plus. C’était une perche hérissée, épineuse, qui, goulue comme toutes ses pareilles, avait avalé l’hameçon jusqu’au ventre. Il fallut l’extraire, arracher de la chair, déchirer des ouïes de dentelle rouge, se poisser les mains de sang.