Aller au contenu

Page:Renard - L’Homme truqué, 1921.djvu/11

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Je veux dire, enfin, que je n’ai plus besoin d’être soigné,

Un soupçon d’énervement perçait sous ces paroles, et, avant que la conversation repartît sur d’autres sujets où Jean la maintint, il y eut entre nous un court silence assez inattendu.

Nous causâmes jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mon hôte était surexcité ; le plaisir du moment le galvanisait. Nous avions, au surplus, mille choses à nous dire. Quand je le décidai à s’aller mettre au lit, nous n’avions reparlé ni de ses yeux aveugles, ni de ce qui lui était arrivé depuis sa disparition jusqu’à son retour à Belvoux.

Pour moi, je ne m’endormis pas sans difficulté, et je ne sais comment exprimer l’état bizarre et complexe où je me trouvais. J’étais… j’étais — qu’on me pardonne — une espèce de point d’interrogation humain. Et surtout, je songeais avec ahurissement à ces yeux de statue, dont nul exemple ne s’était offert à mes regards depuis que la vie faisait défiler devant moi ses visages de souffrance ou d’étrangeté.



III. —

LE GESTE RÉVÉLATEUR



Le lendemain, j’entrai de bonne heure dans la chambre de l’aveugle. Il toussait d’une façon déchirante. Je ne fis, toutefois, aucune allusion à son état de santé général. Je l’aidai à s’habiller, ce qui fut aisé, car, malgré sa cécité, Jean n’était pas maladroit. La jeunesse fait de ces miracles, et, du reste, le pauvre garçon avait déjà l’habitude de son infirmité. Je lui demandai s’il avait perdu la vue aussitôt blessé. Il me dit que oui, et qu’il était aveugle depuis dix mois.

— Voici des lunettes noires, fis-je. Je crois que vous ferez bien de les mettre tout à l’heure… C’est à cause de votre maman. Les femmes sont si impressionnables… J’irai chez elle dès que l’heure le permettra, et je reviendrai vous chercher. Mais… elle va me poser des questions, Jean, et j’aurais voulu pouvoir, en quelques mots, lui dire… Ah ! tenez, mon petit, je ne sais pas biaiser ! Précisons. Qu’est-ce que vous êtes devenu ? Qu’est-ce qu’on vous a fait ?

— Mais exactement ce que je vous ai raconté hier soir !

— Alors, rien de plus complet, pas de détails ?… Jean, voyons !

— Non, rien de plus. — Et il poursuivit sur un ton excédé : — J’ai soif de repos, d’isolement. Je supplie qu’on me laisse ; qu’on ne s’occupe pas de moi ; qu’on ne parle pas de moi !… Je sais, allez ! On va me regarder comme une sorte de Lazare sorti du tombeau… Ah ! qu’on me laisse tranquille, pour Dieu !

Je vais toujours droit au but.

— Voulez-vous me permettre d’examiner vos yeux ? lui dis-je.

— Nous y voilà ! s’écria Jean avec impatience. Vous aussi ! Depuis quatre jours, depuis que j’ai remis le pied en France, je n’ai