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V. —

L’AVENTURE DE JEAN LEBRIS



Jean Lebris parlait :
« — La dernière vision que j’ai perçue… Oui, je dis bien « vision », Bare, vous comprendrez pur la suite. La dernière fois que j’ai vu le spectacle des choses, telles que vous les voyez vous-même, solides et colorées, c’était dans une prairie, au nord de Dormans.

« Ma compagnie se repliait sous les obus. Derrière nous, les champs montaient, et l’horizon tout proche se découpait sur le ciel comme un mur. Devant nous, de grands arbres limitaient la prairie, formant un bois touffu qui s’allongeait indéfiniment à droite et à gauche. Je suppose qu’une rivière doit couler par là.

« Nous courions, entourés de sifflements et de détonation. Les grands arbres volaient en éclats, ou leur feuillage s’agitait au vent des projectiles. Les obus, serrés, faisaient jaillir des volcans de toutes parts ; l’air brutalisé nous bousculait. C’était un véritable enfer, où l’on entendait miauler dans le vide comme une légion de chats invisibles, enragés, écorchés, ébouillantés. Car, dans ces moments-là, tout semble vivant.

« Des camarades culbutaient. Poussés par ce vieil instinct périmé qui survit à l’invention des marmites, nous nous hâtions vers le bois. Je ne l’atteignis point.

« Tout me porte à croire qu’un éclatement se produisit devant moi… Je n’ai rien vu, rien senti. Ce fut le non-être instantané. Et je ne puis vous dire combien de temps je suis resté là, couché dans l’herbe haute.

« Je repris conscience de moi-même par la sensation d’une courbature extrêmement douloureuse. L’immobilité me parut le comble du bonheur, et je restai longtemps dans un état de faiblesse et de torpeur du fond duquel j’entendais gronder la canonnade. Puis le sentiment du péril se fit jour au sein de mon sommeil ; la nature, de plus en plus impérieuse, m’enjoignait de secouer l’engourdissement ; j’étais peut-être grièvement atteint, mon sang s’écoulait peut-être d’une blessure insensible…

« Il faisait nuit noire. Pas de lune, pas une étoile. Avec des efforts surhumains, je pus trouver mon briquet à essence dans une poche de ma veste ; mais, avant même d’en avoir fait usage, une idée terrifiante me traversa l’esprit : le canon tonnait ; au-dessus de moi, j’entendais se croiser les trajectoires ; j’étais donc au milieu d’une bataille ; et pourtant, aucune lueur n’éclairait la nuit, ni d’un côté ni de l’autre !

« D’un coup de pouce, je fis tourner la molette du briquet…

« Pas de flamme.

« Je pinçai fébrilement la mèche… Une brûlure m’avertit que j’étais aveugle.

« Mes yeux me faisaient souffrir, c’est vrai, mais mon corps tout entier était si dolent, que rien, jusqu’ici, ne m’avait désigné les points les plus compromis de ma chair.

« Je me tâtai, comme un homme qui craint de s’être perdu lui-même. Je fus debout, je fis deux pas, mes mains se reconnaissaient doigt par doigt. Je les