Page:Renard - L’Homme truqué, 1921.djvu/23

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nement d’atelier me parvenait à travers les bâtiments. Mais tout était placide, débonnaire, reposant…

« Le lendemain, je n’avais plus d’yeux.

« Au sortir de l’anesthésie, comme je cédais à une tristesse instinctive, Prosope m’apprit avec un enthousiasme étrange que l’opération s’était accomplie dans les meilleures conditions et que tout favorisait la tentative dont il m’avait parlé.

« — Les nerfs optiques sont intacts. Laissons cicatriser. Lebris, vous êtes né sous une bonne étoile ! Vous allez être associé à des recherches sensationnelles !…

« Il m’a dit, depuis, qu’il ne savait pas du tout si la tentative en question réussirait ; je crois qu’il n’espérait qu’un résultat indicatif ; mais il fallait m’encourager !… En tout cas, bien que je l’accablasse de questions, je n’obtins de lui aucun éclaircissement sur le fond de l’entreprise ; et vous pouvez penser combien de conjectures se pressaient sous mon crâne ! Je m’arrêtai successivement à l’idée d’une greffe, puis à l’idée d’une invention d’optique ; et je me voyais, tantôt pourvu des yeux d’un animal quelconque, tantôt nanti de prunelles postiches, œuvre d’un opticien génial… Mais, de toute façon, je me voyais voyant ! Prosope n’avait-il pas tablé sur l’intégrité du nerf optique ?…

« Vous devez me trouver bien crédule, mon ami. Mais si vous saviez tout ce que renferme, pour un aveugle, ce petit mot « voir » !… D’ailleurs, ce qui s’est produit n’est-il pas plus extraordinaire, plus magnifiquement prodigieux que ne le serait la vue artificielle !…

« Si vous le désirez, un autre jour, je vous énumérerai — autant du moins que j’ai pu m’en rendre compte et m’en souvenir — tous les préparatifs que je dus subir : soins variés, mensurations, moulages des orbites et, finalement, présentation de deux corps parfaitement lisses qui s’adaptaient au mieux dans leurs logements. On les retira presque aussitôt. Leur placement d’essai avait eu lieu en présence de plusieurs personnes ; elles ne se privaient pas de parler avec abondance, dans leur étrange charabia, et, ce jour-là, ce ne fut pas Prosope qui m’interrogea sur mes impressions, mais un vieillard dont la voix grêle semblait sortir d’une serinette. En français ? Naturellement, mais sans pureté et avec toutes les intonations du volapük mystérieux. Je lui dis n’éprouver aucune sensation pénible par le fait des deux boules qu’on venait de me poser, et je compris que ma réponse le comblait de satisfaction.

« À quelques jours de là, on m’endormit pour la deuxième fois.

« La première fois, mon réveil nauséeux s’était accompagné de phénomènes que vous connaissez sans doute : éblouissements, fulgurances et autres facéties déterminées par la réaction de deux nerfs optiques, puisque c’est là leur façon de souffrir et puisqu’on venait de pratiquer leur séparation d’avec mes yeux hors d’usage. Aussi, cette deuxième fois, quand les vapeurs d’éther commencèrent à se dissiper et que des luminosités m’apparurent sous forme de traits et de brumes, je pensai bonnement qu’une cause similaire engendrait des effets analogues. Mais, peu à peu, à mesure que je sortais du néant provoqué, ma propre matière se reformait pour mes sens. Je me sentais étendu, les yeux fermés sous un épais bandage… Et pourtant…