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d’encre, la terrible nuit des aveugles, subsistait.

« Quatre formes, — quatre armatures, — quatre hommes en ramifications lumineuses s’empressaient maintenant à mon chevet. L’une d’elles était bossue. Une autre se courbait, ratatinée. Je distinguai, sur des ventres, la silhouette de montres et de chaînes, presque imperceptibles, et d’autres petites ombres rondes qui me semblèrent pouvoir être des boutons, des pièces de monnaie… Prosope était reconnaissable à sa haute taille et à son vaste encéphale.

« On m’ôta le bandeau, et j’ouvris les paupières sans que rien fût changé à mes sensations. Vous pouvez croire que l’idée de la radiographie me poursuivait ! Mais pourtant je me disais qu’avec des yeux radiographiques j’aurais vu le squelette des gens, et non leur système nerveux…

« Prosope, resté seul avec moi, me donna l’explication que j’attendais.

« — Lebris, me dit-il, vous me demandiez tout à l’heure, avec un étonnement gâté par l’effroi, « ce que vous voyiez ». Pardonnez-moi si, pour l’exposer, il m’arrive de vous rappeler quelque principe déjà connu de vous. Mais je voudrais, sur toute chose, être clair.

» Vous savez, Lebris, que l’œil est relié au cerveau par le nerf optique, lequel transmet au cerveau les impressions lumineuses que l’œil a reçues.

» Vous savez, d’autre part, que le nerf optique ne peut envoyer au cerveau que des impressions lumineuses, et point d’autres. Pincez-le, ce n’est pas une douleur qui en résulte, mais la sensation d’une clarté. (Notons en passant cette sensation lumineuse d’un contact, qui n’est, à tout prendre, qu’une vision du toucher.)

» Toute excitation du nerf optique se traduit donc, pour un individu, en manifestations lumineuses, qu’il y ait un œil au bout de ce nerf, ou qu’il n’y en ait pas.

» Soit un homme en possession de ses yeux. Chez lui, le nerf optique communique au cerveau les indications fournies par la rétine. Cet homme a des sensations d’images, de couleurs, d’ombres et de clartés ; bref, il perçoit tout ce que l’œil enregistre par le secours de son admirable complexité.

» Supprimez l’œil. Excitez le nerf directement. Plus d’images, hélas ! Mais seulement des luminosités confuses, à peine expressives, qui ne révèlent presque rien du monde extérieur et n’avertissent le sujet que d’un vague incident.

» Mais si, à la place de l’œil, j’installe un autre organe, et que je mette cet organe en communication avec le nerf optique ; si, par exemple, je remplace votre œil par un appareil auditif, — ou, ce qui revient au même, si je relie votre oreille au nerf optique, au lieu de la laisser en rapport avec le nerf auditif, qu’arrivera-t-il ? Ceci : votre oreille continuera à enregistrer des sons ; mais, ces sons, vous les percevrez sous une forme lumineuse, puisque c’est là le seul langage que le nerf optique sache parler et transmettre. Vous verrez les sons, vous ne les entendrez plus ; vous aurez du monde sonore une perception visuelle.

» Puisque nous avons cinq sens, on peut dès lors imaginer une série de cinq personnages diversement conditionnés sous le rapport de la vue. — L’un, normal, verrait tout ce qui est normalement visible. Des autres (tous quatre opérés), le premier verrait les sons (ou, si vous préférez, entendrait avec ses yeux), le deuxième verrait les odeurs (ou sentirait avec ses yeux), le troisième verrait les saveurs, et le quatrième (plus difficilement représentable, à cause que l’organe du toucher se diffuse en nous) verrait les contacts.

» Or, Lebris, quelques expériences nous ont convaincus que ces fantaisies physiologiques sont chirurgicalement réalisables, surtout en ce qui concerne