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de netteté lorsqu’elles sont humides. Un couloir parcouru sans encombre, une grille escaladée, nous marchâmes durant cinq heures vers certaine agglomération de points lumineux que j’avais déjà repérés. C’était la ville.

« Mon compagnon me dit :

« — Si nous pouvons prendre un train au lever du soleil, ce sera bon. — Et il ajouta dans un rire exotique : — Les docteurs vont dormir très longtemps derrière nous ; au moins jusqu’à demain soir… J’avais aussi les clefs de la pharmacie.

« C’est le ciel qui m’a envoyé ce petit démon ! » pensai-je.

« Il n’a voulu me dire ni son nom, ni sa patrie ; je n’appris rien de lui sur les docteurs mystérieux… Il était aussi secret que débrouillard.

« Nous nous hâtions. La nuit s’écoulait. Je suivais des yeux, à travers la masse diaphane de notre sphère, la progression du soleil. Il était pour moi, derrière ce brouillard bleu, comme un disque zinzolin, foyer d’une formidable irradiation. Quand il dépassa l’horizon, nous étions empilés dans un étroit compartiment de chemin de fer, avec force voyageurs dont le langage inintelligible ne m’apprenait pas la nationalité.

« Au matin, le mot « Regensburg » frappa mon oreille. Nous nous trouvions alors dans un express qui longeait un fleuve vaste comme un détroit. J’entendis encore « Nuremberg », « Carlsruhe »…

« Au pont de Kehl, malgré tous mes efforts, l’Asiatique s’esquiva. Je passai le Rhin à la faveur d’un convoi de camions chargés de matériel livré aux Alliés.

« Ce furent alors toutes sortes de visites médicales et d’interrogations militaires, dont je sortis en mêlant beaucoup de mensonges à peu de vérités… Vous savez le reste. Officiellement, mon aventure est classée. Je veux croire qu’elle est réellement terminée ; mais il me semble prudent d’avoir toujours un revolver sur moi ; et je vous avoue, mon cher Bare, que tout à l’heure votre présence subreptice, derrière le buisson, m’a donné la venette… »

Jean se tut et s’arrêta. Nous étions arrivés. Au fond du jardinet, qu’éclairaient des fenêtres ouvertes sur la nuit, la maison Lebris s’élevait, ténébreuse.

— Il est très tard ! dis-je.

— Oui, — répondit Jean qui me montra du bout de sa canne, dans le gazon, un point, puis un autre. — Le soleil est là, tenez !… Et la Croix du Sud, là ! Je suis bien le premier qui l’ait vue sans quitter l’hémisphère boréal !

Il mit alors, les ayant tirées de sa poche, les fameuses lunettes du Dr Prosope, qui, épousant les parages de ses yeux (comme des lunettes d’automobiliste), éclipsèrent complètement toute phosphorescence. On pouvait les prendre, ces lunettes opaques, pour des besicles de verre fumé ; et rien n’empêchait de croire que Jean devait les porter de temps en temps, pour suivre les prescriptions d’un oculiste.

— À présent, il faut me guider, fit-il. Je suis aveugle !

Je dirigeai ses pas. Nous montâmes l’escalier. Mais, quand il fut chez lui, je restai quelque temps, une main sur la rampe, cherchant avec une fièvre enfantine quel prétexte inventer qui me permît de grimper au deuxième étage et de revoir Mlle Grive, ne fût-ce qu’un instant. Mon cœur battait si fort que je l’entendais. Un bruit de voix, là-haut, me rendit heureux comme un collégien…

Tout à coup, je songeai que l’aveugle extraordinaire me voyait peut-être, à travers les murs ; et je me retirai, méditant au prodige qu’il m’avait révélé.