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parut. — Mais, chaque jour, de plus en plus distincts, d’autres disques vibrants se montrèrent au moribond. Il les décrivait pour lui-même, sans s’occuper de moi ou de Fanny. Ce n’étaient plus des disques, à présent, mais des globes légers, contenant une circulation vertigineuse. Ils vaguaient sans hâte, ils flottaient, ils s’en allaient de-ci de-là, à travers les solides, passant dans l’atmosphère aussi aisément qu’à travers les meubles, les maisons, le sol. Et ils s’accrochaient parfois aux choses et aux êtres, où leur réunion pouvait former des grappes que Jean Lebris comparait à des agrégats de bulles de savon pleines de mystérieux tourbillons. Il les chassait, ces bulles, quand elles s’approchaient de lui. Mais les chasser, le pouvait-il ? On en aurait douté, à voir les efforts qu’il faisait pour les arracher de sa poitrine, prétendant qu’elles l’étouffaient.

Une fois, il m’avertit qu’un de ces globes s’était attaché à mon cerveau, et je reconnais qu’alors je souffrais d’un mal de tête des plus pénibles. — Était-ce une coïncidence ?

Le problème se pose. Jean Lebris était-il encore à même d’observer ?… Le délire lui a-t-il montré des créatures inexistantes, ou faut-il croire que son sixième sens, constamment en progrès, constamment plus puissant, était parvenu à lui faire percevoir des formes encore insoupçonnées ? Jusque-là, les yeux-électroscopes n’avaient saisi que l’aspect électromagnétique des choses perceptibles par nos sens ordinaires. Or, cet aspect n’avait cessé de devenir plus précis, plus complet. Qui prouve que l’accoutumance des appareils fabriqués par Prosope n’a pas permis à Jean Lebris de distinguer plus avant, et de découvrir un monde clandestin, un peuple exclusivement formé d’électricité, constitué par un fluide si subtil que nos détecteurs les plus impressionnables n’en sont pas influencés ? Un homme, enfin, a-t-il pu entrevoir l’une de ces races invisibles dont les philosophes se plaisent à dire qu’elles nous environnent ? Et cette race use-t-elle à son gré de l’humanité, sans que l’humanité s’en doute ? Lui devons-nous parfois la maladie, la démence, la mort ?… Je ne puis résoudre la question, n’ayant pu savoir à quels moments Jean Lebris délirait, à quels moments il ne délirait pas.

Il mourut le 22 octobre, au point du jour, après un coma de vingt-quatre heures. Fanny le pleura sur mon épaule.

Lorsque Jean Lebris eut perdu connaissance, quand je fus certain que la mort s’approchait de lui à grands pas, j’avais profité d’un moment de tranquillité pour ouvrir le secrétaire.

Contre mon attente, le tiroir du milieu était absolument vide. Je cherchai dans les autres, et n’y découvris rien qui ressemblât au testament de mon ami. Je fouillai tout le meuble, délogeant les tiroirs pour visiter les dessous et les fonds… Une sueur subite me glaçait les tempes… Il n’y avait rien non plus derrière le secrétaire, ni dessous ; rien dans la commode ; rien nulle part !

De deux choses l’une : ou le testament avait été volé, ou Jean Lebris, m’annonçant l’existence de l’écrit, avait parlé dans la fièvre et pris son intention pour un fait accompli. Le vol me paraissait plus probable. À quelle date, en effet, Jean s’était-il décidé à tracer ses dernières volontés ? Sans aucun doute, avant la