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le docteur lerne, sous-dieu

n’en prend le taureau dans un pied de prairie. Je ne pus me retenir de comparer le goût de mon fourrage avec celui de mes anciens aliments. Il y a plus de différence de la luzerne au trèfle que d’une sole frite au cuissot de chevreuil sauce chasseur. Tous les piments assaisonnent les plantes pour une bouche d’herbivore : le bouton d’or est un peu fade, le chardon un peu poivré ; mais rien ne vaut le foin odoriférant et multiple… Les pacages sont des festins constamment servis, où la faim perpétuelle attable, en gourmets, leurs hôtes.

L’eau de l’abreuvoir changeait de sapidité selon l’heure et le temps, acidulée tantôt, et tantôt salée ou sucrée, légère le matin, sirupeuse le soir. Je ne puis rendre le délice de s’en abreuver, et je crois que feu les Olympiens, dans un testament vindicatif et goguenard, ne laissant aux hommes que le rire, ont légué à d’autres animaux ce rare privilège de goûter l’ambroisie aux herbes des pelouses et boire le nectar à toutes les fontaines.

Je naquis à la délectation de ruminer, et je compris le recueillement de graves dégustateurs qu’affectent les bœufs pendant l’activité de leurs quatre estomacs, tandis qu’avec les senteurs champêtres toute une symphonie pastorale emplit leurs naseaux.

À force d’expérimenter mes sens et d’éprouver mes facultés, je connus d’étranges impressions… Le meilleur souvenir que je garde est celui de mon museau, centre du tact, pierre de touche infaillible et subtile des