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le maître de la lumière

navires toutes voiles dehors, un calendrier bordé d’un galon de papier orange, alignait les six colonnes d’un semestre.

Cette pancarte se trouvait trop loin pour que Charles fût à même d’en épeler les plus gros caractères. Il descendit dans le cabinet de travail du rez-de-chaussée de la tour pour y prendre une loupe et une jumelle.

Comme il s’y attendait, la loupe ne donna aucun résultat, puisque la vision exhalée par la luminite n’avait rien de commun avec une image dessinée sur une surface, mais puisque, au contraire, elle siégeait à même l’espace, comme une réalité qu’elle était, — une réalité à retardement, — une réalité semblable à celle des étoiles qui ont disparu depuis très longtemps et dont l’image demeure encore visible au firmament à cause du temps qu’il faut à la lumière pour franchir la distance entre le point où elles étaient et le point où nous sommes.

Mais, dans ces conditions, la jumelle fit merveille. Elle rapprochait tout ce qui se trouvait dans la chambre de travail du boulevard du Temple aussi aisément que s’il avait été question d’une vision ordinaire.

Ainsi Charles put lire, sur le calendrier l’année « 1833 ».

Il abaissa son instrument d’optique vers le vieux corsaire attablé à son bureau. Il aurait pu compter ses rides, les poils de ses sourcils broussailleux. Il voyait les narines se mouvoir imperceptiblement au souffle de la respiration. C’était presque effrayant, la vie de cet homme de jadis, qui n’était plus, depuis près d’un siècle, qu’un mort sous une tombe du Père-Lachaise, cette vie détaillée dont Charles sentait le rythme et la chaleur.

César portait maintenant des besicles de corne. Il se penchait pour écrire une nouvelle lettre et il venait de la dater, dans le haut du papier : « ce douze mai 1833 ». Charles le déchiffra en plaçant la plaque de luminite la tête en bas, car, placé lui-même comme il l’était, en face de César, il voyait normalement à l’envers la lettre que César écrivait devant lui.

Plus que deux ans à vivre, mon pauvre César !