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le maître de la lumière

souvenir trop vif de celle qu’il ne reverrait pas et dont il avait instinctivement perçu la race et le rythme, qui étaient sa propre race et le rythme même de son sang corse.

Dans ces souvenirs il s’engourdissait et s’hypnotisait, incapable d’en tirer autre chose qu’une sorte de volupté confuse et désolante. L’arrivée à Paris lui produisit un effet presque funèbre. Tout lui semblait changé, sans qu’il pût comprendre comment. Il n’aurait pas été plus dépaysé au retour d’un très long voyage à travers des contrées lointaines et singulières. C’était comme si sa mémoire, en quelques jours, se fût déformée, ou que Paris eût subi mystérieusement des modifications impossibles à préciser, dans ses proportions, dans la couleur du temps, dans ses tonalités, dans je ne sais quels autres aspects qu’on eût cherché vainement à définir. Il voyait tout plus petit, plus pauvre, plus sombre ; il y avait dans le bruit des rues un élément silencieux, une valeur sourde qui lui mettait sur l’âme un poids d’anxiété dont la cause d’ailleurs lui échappait complètement. Il était navré et ne réagissait en rien.

Il prit un taxi, donna au chauffeur l’adresse de la rue de Tournon, puis, en chemin, se ravisa et se fit conduire quai Malaquais, chez son futur beau-frère, Bertrand Valois. Avant de se retrouver en face de sa mère, il lui semblait excellent de causer avec un ami à toute épreuve, homme de bon sens, plein de cœur, jouissant d’une gaîté perpétuelle, et qui, certainement, lui « remonterait le moral ». Il ne s’avouait pas qu’il avait besoin de se raconter, besoin de revivre les faits en les parlant. Et il ne se rendait pas compte qu’en allant quai Malaquais il cédait aussi à l’impulsion qui nous dirige tous, quand « ça ne va pas », vers les êtres qui ont de la chance, auxquels tout réussit constamment et de qui la veine prend l’apparence d’un pouvoir contagieux. Près de ces favoris du sort, nous avons l’illusion d’être immunisés contre l’infortune et de renouveler, là, notre provision de confiance, de force et de savoir-faire.

Bertrand Valois, cet auteur gai, ne pouvait mieux représenter le bonheur. Ses pièces remportaient un succès étourdissant ; tout le monde l’aimait et se réjouissait de