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le maître de la lumière

Elle n’y avait fait, depuis son mariage, que trois ou quatre apparitions. Elle n’aimait pas les montagnes qui, disait-elle, l’écrasaient, l’oppressaient. La vieille demeure lui paraissait odieusement triste. À peine si Colomba la connaissait ; mais Charles s’y rendait de loin en loin, pour « arranger ça ». Il ne s’y déplaisait pas, du reste. Dans son enfance, il avait passé à Silaz, avec son père, de courtes périodes. Plus tard, quand sa vocation d’historien commençait à se dessiner, il y était revenu pour étudier et classer la masse de papiers de famille qui s’y trouvait, et notamment les Souvenirs et correspondance du corsaire César Christiani. Amoureux du passé sous toutes ses formes, il respirait avec délices les odeurs anciennes du manoir, que l’on n’ouvrait plus depuis bien longtemps, sinon pour l’aérer ou lorsque Charles venait, en courant, décider d’un bail de fermier, visiter les toitures, vendanger la vigne et serrer quelques mains calleuses dans les hameaux du voisinage.

Quant à Mme Christiani, non contente de fuir Silaz, elle l’avait pris en aversion, comme elle prenait certaines gens qui ne lui avaient pourtant causé nul dommage. Ce n’était pas une mauvaise femme, mais, comme disaient les domestiques, « elle se faisait des idées ». C’est ainsi, par exemple, qu’elle ne voulait plus voir, depuis un temps infini, la très vieille cousine Drouet, dernière représentante des Christiani de l’autre branche. Elle l’avait rayée de ses relations. Charles et Colomba ignoraient le visage de cette parente, et lorsqu’ils interrogeaient leur mère à son sujet, celle-ci leur répondait invariablement que la cousine Drouet s’étant « mal conduite avec Mélanie », elle ne voulait plus entendre parler d’elle. Mélanie, — autre cousine, mais du côté Bernardi. — ne se souvenait pas du tout que Mme Drouet lui eût jamais manqué en quoi que ce fût ; mais Mme Christiani, elle, ne l’oubliait pas. Oh ! elle n’aurait pu préciser ; elle ne savait plus de quoi il s’agissait ; mais une chose était sûre : la cousine Drouet s’était mal conduite avec Mélanie, et cela ne se pouvait pardonner.

On juge par là de l’exécration que Mme Christiani dédiait aux Ortofieri. Quand elle parlait de Silaz, ses prunelles de jais reflétaient la partie hostile et acrimo-