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Page:Renard - Le Professeur Krantz, 1932.djvu/12

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la petite illustration

regard — le front, que paraient des cheveux grisonnants relevés à la diable, effrayait un peu. Il vous troublait, comme tout ce qui semble à l’extrême limite de la beauté, de sorte qu’elle ferait place à l’anomalie si les éléments qui la constituent étaient poussés d’une seule ligne dans le sens même où elle s’est réalisée. Quant aux mâchoires de Krantz, équarries de muscles, c’étaient de solides mâchoires allemandes, avançant un menton large, qu’une fossette centrait d’une touche d’ombre.

Tel était Krantz lorsque je me présentai devant lui. Krantz absorbé dans ses pensées. Krantz qu’on eût certainement bien embarrassé en lui demandant à l’improviste quel vêtement il portait et s’il avait, ou non, fait son nœud de cravate.

J’ai su, un peu plus tard, à quel prince de la Science j’avais adressé la parole. Sur le moment, si j’entrevis le génie du savant, ce qui me frappa surtout fut son originalité et le merveilleux détachement qu’il professait, à n’en pas douter, pour les vulgaires contingences.

Je lui soumis un plan de rénovation concernant son kurhaus. Mais je m’aperçus, au bout de peu de temps, qu’il m’approuvait sans m’entendre, isolé dans la tour de ses méditations. Je pris alors le parti de le soustraire, pour quelques heures, à cette atmosphère médicale où nous étions et de l’inviter à déjeuner, comme j’en agissais d’ailleurs avec la plupart de mes clients, pour le plus grand profit non seulement de mes affaires, mais encore de ma culture et de ce que je nommerai ma distraction, en dénuant ce terme de tout ce qui peut suggérer l’idée de plaisir.

Car je n’étais toujours que tristesse et angoisse. À l’instant dont je parle, quatre mois s’étaient écoulés depuis que j’avais consenti à me séparer d’Albane ; j’étais retourné à Nice à plusieurs reprises, dans l’intervalle de mes pérégrinations ; et chacun de mes séjours auprès de ma chère malade n’avait fait qu’accroître mes sombres inquiétudes. Les télégrammes qui me parvenaient en tous lieux m’informaient d’un « état stationnaire » auquel je ne me méprenais plus. C’est assez dire quelle consternation je traînais dans les villes d’Europe, quelle lutte je soutenais avec mon cœur pour ne pas faillir à ma promesse, combien d’énergie m’était nécessaire afin d’accomplir, d’une âme brisée, les devoirs d’un chef de maison et les actes d’un businessman.

En ceci pourtant — il est vrai, et j’y reviens — la fréquentation de certains scientifiques me procurait quelquefois d’indiscutables détentes. Où les divertissements eussent échoué, où la gaieté du rire, où même les joies de l’art m’eussent trouvé sur la défensive, hostile et peut-être exaspéré, la séduction de l’intelligence et le prestige du génie relâchaient quelque peu mes nerfs toujours contractés. Ma connaissance des langues étrangères et une bonne formation classique me permettaient de converser avec de grands hommes sans faire outrageusement figure de benêt. Leurs propos m’enlevaient dans des hauteurs sereines où il me semblait respirer l’air pur et pacifiant des cimes. Cela — et rien d’autre — allégeait ma peine un moment, et si je ne cessais de l’apercevoir tout entière, du moins la voyais-je de plus haut.

Le déjeuner avec Krantz fit pâlir toutes mes rencontres précédentes et me précipita dans l’agitation la plus étrange qu’un cerveau pensant puisse jamais connaître.

Surpris d’avoir trouvé dans le directeur d’un établissement aussi modeste un homme d’apparence aussi curieuse, j’avais pris en bon lieu un supplément d’informations. C’est alors que je sus quelle place tenait Krantz parmi les pionniers de la science contemporaine. Il faisait autorité en matière de biologie et de physiologie dans les milieux les plus savants. Mais son nom, attaché à des recherches trop transcendantes pour toucher le public, ne retentissait pas hors des sphères professionnelles où il était pourtant considéré comme l’un des plus grands.

Pourquoi laissait-on Krantz se tirer comme il pouvait des difficultés de l’existence ? Pourquoi les puissants ne songeaient-ils pas à le délivrer de tout souci et à l’extraire de ce médiocre kurhaus qu’il administrait en dépit du bon sens, avec une indifférence magnifique et désastreuse ? C’était là l’une de ces sottises et de ces injustices dont chacun s’indigne à plaisir, mais auxquelles personne ne cherche à remédier. Krantz