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le professeur krantz

— Oui, dis-je en constatant d’une façon baroque combien nous étions loin des installations « dernier modèle » de la maison Semeur et me demandant par quel détour j’y pourrais venir.

— Eh bien ! Jetez du relatif dans la combinaison.

— Plaît-il ? murmurai-je, empêtré dans l’incompréhension et perdant pied.

Une minute s’écoula, si ce n’est plus, avant que Krantz me répondit. Quelque idée inconnue avait emporté en rafale le grand oiseau de cette âme vagabonde. Le professeur n’était plus du tout à la conversation. Il s’y retrouva brusquement, comme par hasard.

— Ce n’est qu’un procédé, dit-il, mais efficace. Truquez vos sentiments, rusez avec le destin, fraudez la fortune, en jouant tour à tour du relatif et de l’absolu. Soit un souci : plongez-le dans le relatif, qu’il ne soit plus qu’un souci parmi tous les soucis de l’univers ; ainsi vous l’atténuerez. Soit, à l’inverse, une joie : gardez-vous de la comparer ; qu’elle devienne, pour vous, la Joie, absolue, maxima.

— C’est que, remarquai-je, si le relatif se conçoit commodément, il est plus difficile de se représenter l’absolu. Avec l’infini et l’éternel, j’avoue qu’il se dérobe à moi.

Krantz haussa les épaules :

— Un rien vous arrête, tous tant que vous êtes. Vous manquez de sens pratique. Tournez le problème. L’absolu est relatif, sous un certain angle ; il est relatif à lui-même. Alors, qu’est-ce qui vous gêne ?

Je secouai la tête :

— Élégantes théories ! Une détresse comme la mienne, aucun expédient philosophique ne saurait la réduire !

Krantz, qui me considérait, ne sourcilla pas.

— Oh ! Rien de plus banal, rien de plus commun ! continuai-je amèrement. L’amour…

Il resta froid, dessinant par politesse un geste vaguement compatissant. J’achevai d’une voix basse :

— … et la mort.

Sur ce nom, un changement à vue s’opéra. J’ai dit que le professeur me regardait ; et cependant j’éprouvai la sensation qu’il se mettait seulement à me regarder et que, pour ainsi dire, son âme était venue enfin à la fenêtre de ses yeux.

J’en fus un peu troublé. J’en fus aussi très ému, d’autre sorte, croyant avoir touché la sensibilité du savant ; et mon regard l’en remercia.

— Ah ! souffla-t-il ardemment. La mort !

— Celle que j’aime, dis-je, ma femme, est très mal.

Il ne me suivit pas.

— La mort ! Ma vieille ennemie !

À l’accent de cette exclamation, je compris l’erreur que je venais de commettre. Il avait suffi d’un mot pour rallier sur moi les songes errants du professeur Krantz. Mais, s’il était redevenu présent, ce n’était pas pour s’apitoyer sur mon malheur.

— Perdue ? fit-il pourtant avec un certain intérêt.

— J’en ai l’épouvante. Quelques mois peut-être, et…

— Combien ? — dit Krantz, une lueur passant dans ses prunelles, tout au fond de leurs cavernes. — Combien de temps ?

Je laissai retomber ma main, d’ignorance et de découragement.

Mon hôte contemplait le vide, avec un air d’extase ardente et concentrée.

— Ceux qui mourront avant une année, commença-t-il. Ceux-là, vraiment…

Il n’alla pas plus loin, devant un spectacle que je ne pouvais deviner et qui donnait à son visage si étonnant une signification passionnée, de fièvre et de puissance.

Je me sens incapable de dépeindre ce qui se passa dans ma conscience, quel étonnement, quelle alerte, quel espoir subit, gigantesque et indistinct, quelle curiosité démesurée se prirent tout à coup à bouleverser la stagnation où ma douleur s’immobilisait depuis si longtemps.