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le professeur krantz

ce verbe qu’il prétendait impropre et dont je ne savais encore par quel autre il convenait de le remplacer ? Je ne l’avais pas renseigné sur le sort d’Albane ; je ne lui avais pas dit pourquoi ni comment elle se mourait à petit feu. S’il allait m’avouer son impuissance à la sauver ? Je lui fis part, en tremblant, de mon effroi.

— Pas d’importance, fit-il.

Et, de nouveau, le sourire de coin, le rictus plein de réticence tira sa bouche, et il s’enveloppa de fierté railleuse.

Puis, se rapprochant de moi par-dessus la table et me saisissant dans l’emprise de ses yeux :

— Vous serez le premier à savoir. Je vais vous dire ce que j’ai tenu caché jusqu’ici. Parce que vous êtes, je le vois, un grand malheureux. Et parce que, n’est-ce pas ? vous saurez vous taire.

— Oui, oui, je me tairai ! dis-je, haletant,

— Eh bien ! déclara Krantz. Voici. Ce ne sont pas des maux que je veux soigner. Je ne prétends pas au rôle de guérisseur. Je ne m’attaque pas aux causes, mais à l’effet. C’est la mort, la mort en soi, que je surmonterai. Entendez-vous ?

— Mais… n’est-ce pas toujours guérir ?

J’en fus pour ma question. Négligeant d’y satisfaire, l’homme phénoménal m’exposa fougueusement le but qu’il poursuivait. Il le fit avec l’évidente volupté d’un reclus qui, pendant des années, s’est replié sur un secret inouï et peut enfin le partager. Je présume même, aujourd’hui, qu’il ne m’aurait fait aucune confidence si je ne l’avais rencontré à l’instant précis où il lui devenait impossible de garder le silence plus avant, Si je ne m’étais pas trouvé sur son chemin, à cette date, à cette heure, quelque autre, j’en ai l’impression, eût recueilli à ma place les révélations du professeur. Elles m’écrasèrent de stupeur et d’une épouvante qui avait quelque chose de sacré. Ses conceptions passaient tout ce que j’aurais imaginé dans mes rêves les plus audacieux, mes cauchemars inquiétés des pires hypothèses, enrichis des trouvailles les moins prévues.

Et pourtant, quelle simplicité !

Quelle effrayante simplicité ! Et comment dire l’émerveillement, mais aussi l’horreur qui me possédèrent lorsque le professeur Krantz — oh ! en quelques phrases — m’eut exposé l’objet de ses veilles ! Jamais le genre humain ne s’était proposé de fins plus intrépides. Jamais non plus la Science humaine n’avait pourvu d’un aspect plus affreusement positif une entreprise merveilleuse. Interdit, blême, frissonnant, j’étais aux prises avec un miracle — l’un de ces miracles véritables que le progrès nous assène de temps en temps ; qui nous transportent d’ébahissement, jusqu’à nous ravir parfois, mais dont le bâti, le châssis tristement nécessaire, nous navre et nous fait peur quand nous le découvrons.

Ne souhaiterait-on pas, en effet, que toutes ces belles choses prodigieuses qui, de nos temps, jalonnent de splendeurs la route des générations fussent davantage l’œuvre d’un coup de baguette ou d’une injonction impérative, comme dans les histoires de jadis ? Mais toujours la Science est là-dessous, squelette d’acier dressant sa face fabriquée. C’est en vain que nos narines battent, pour quêter dans le vent de notre vitesse les suaves parfums de quelque enchantement ; nous ne respirons que des odeurs de laboratoire ou d’usine ; et quand nous soulevons la robe étincelante d’une merveille, nous reculons, encore éblouis mais déconcertés, devant l’ossature des leviers et l’organisme des alambics.

La joie délirante, qui tout d’abord m’avait enivré, avait-cédé le pas à des sentiments beaucoup plus complexes. J’étais toujours dominé par l’espoir adorable de garder Albane grâce au savoir, grâce à la future réussite du professeur Krantz ; mais, maintenant que je savais à quel prix ce salut devrait être acquis, j’étais véritablement terrifié. Le personnage du savant dominait, d’une hauteur vertigineuse, le portrait cependant titanesque qu’on m’avait fait de lui. Faut-il avouer que je ne m’arrêtai pas longtemps à cette considération ? Que Krantz fût l’un de nos dieux intellectuels, qu’il m’apparût dorénavant comme un grandiose novateur et qu’il