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LE VIGNERON DANS LA VIGNE

Il plie sa serviette, se prépare à digérer, quand une femme de marin entre pour offrir du poisson.

Elle semble misérable surtout à cause de ses chaussettes déteintes qui s’affaissent mollement sur ses souliers brûlés.

— Pauvre femme, dit Mme Bornet, quelle vie ! Je suis sûre que parfois elle soupe avec les arêtes du poisson qu’on lui achète, et qu’elle retrouve dans la rue. En la regardant, j’ai mal ; je compare mon sort au sien, et je pense que souvent il nous arrive de nous plaindre. Elle n’a rien : que nous manque-t-il ? Tu sais si je déteste les faux sensibles, mais l’injustice des choses me révolte, à la fin, et mon bonheur continu m’effraie.

— Certes, la vue de cette femme m’impressionne autant que toi, dit M. Bornet. Pourtant, défions-nous. En manches de chemise, après déjeuner, on pousse trop aisément des soupirs du fond d’une poitrine houleuse. Les besoins de cette femme me paraissent autres que les tiens. Son extérieur pitoyable te trompe sur ses souffrances in-