Page:Renard - L’Homme truqué, 1921.djvu/20

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passai sur ma figure, et je ne sentis rien d’affreux ; ma moustache roussie, mes cils brûlés… Un picotement sur toute la face. Pour le reste : une migraine inimaginable et cette fatigue qui me rompait les muscles dans tous les coins de mon individu.

« Mais faisait-il nuit, vraiment ? Cela se pouvait…

« L’herbe était couverte de rosée. On devait être au matin.

« L’odeur piquante des déflagrations rôdait sur la prairie. Des gémissements se firent entendre. J’appelai mes camarades par leur nom. Personne ne me répondit.

« Alors, une brise ayant passé, le frémissement du bois me renseigna sur l’orientation. La France libre était par là…

« Et soudain, un bruit sourd et continu, auquel je ne pouvais me tromper, tambourina du côté de l’ouest. J’écoutai. C’était le bruit de l’artillerie sur les routes, un grondement qui s’étendait du nord vers le sud. L’ennemi avançait encore !…

« J’essayais de me traîner vers le bois, à quatre pattes. La tâche était au-dessus de mes forces, et même si la prairie n’avait pas été creusée d’entonnoirs et jonchée de cadavres, je n’y serais pas parvenu. Ayant tari mon bidon sans étancher ma soif, je m’allongeai, la face dans la fraîcheur de l’herbe, et je me résignai à mon sort.

« Je me souviens de m’être retrouvé accroupi et poussant des hurlements, après avoir distingué je ne sais quel bruit qui m’avait tiré de l’hébétude.

« En effet, des voix s’élevaient ; des hommes causaient entre eux, dans la distance.

« On vint. C’étaient des Allemands. Je fus placé sur un brancard, et je me sentis emporté. On m’introduisit, moi et le brancard, dans une automobile ; l’engourdissement me reprit… Au bout d’un certain temps, je me trouvai couché dans un lit, la tête entourée de pansements. La canonnade s’était éloignée.

« L’odeur pharmaceutique, les murmures environnants, les bruits du dehors… « Une ambulance », pensai-je. Mais moi qui avais trouvé la force de crier dans la prairie, j’étais trop faible maintenant pour dire un mot ; et l’on me posa, en allemand, des questions de circonstance auxquelles je ne pus répondre, bien que leur simplicité me permît de les comprendre.

« Je ne vais pas vous décrire, une à une, mes premières impressions d’aveugle et de prisonnier. Sachez seulement le principal, que voici :

« D’après mes suppositions, j’ai dû parvenir à l’ambulance à la chute du jour. On m’avait placé, autant que je puis l’estimer, dans une salle contenant un grand nombre de blessés. Au silence extérieur comme à la respiration de ceux qui dormaient, je conclus bientôt à la nuit. Une horloge sonnait les heures. Je m’assoupis de nouveau.

« À minuit, je fus réveillé par des pas et des chuchotements. Les mots « Franzose », « Augen », « drei tausend marken » frappèrent mes oreilles. Ils étaient deux qui conversaient. L’un ne faisait qu’acquiescer, et répétait : « So ! So ! » à tout bout de champ. — « Français », « yeux », voilà qui semblait se rapporter à moi… Mais que venait faire là-dedans cette somme de « trois mille marks » ?

« — Da ist der Kamerad ! fit l’une des deux voix.

« Et, avec un accent épouvantable, on me dit en français :

« — Gomment êdes-fus, mon fieux ? Nus allons fus gontuire en pon blace. Also, also, fus sérez pien quéri… Fus ne bufez bas barler ? Ach ! Sehr gut !… Ludwig, och !

« Le contentement faisait ricaner cet homme. En un instant, je fus bâillonné et garrotté. On me transporta du lit sur