Page:Renard Oeuvres completes 1 Bernouard.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fille au fond, au jugement de tous, mais qu’on trouvait un peu inutile.

— Tirez donc, cousine.

— Voilà, m’amie.

Et les deux femmes étalaient sur la table une belle nappe neuve, pas très fine, mais à fleurs.

— Ce pauvre grand ! Nous allons donc le revoir.

— Savez-vous bien qu’il y a deux ans qu’il est parti !

Le pauvre grand, c’était le garçon unique, le fils choyé, le Dieu de la maison et le petit prodige du village. Il avait eu la jeunesse de tous les enfants que les éloges gratuits d’un maître d’école, la vanité des parents, une belle écriture, un teint pâle, une douceur de langage, une santé frêle, et beaucoup de penchant pour les paresses de la rêverie, rendent un peu miraculeux. On l’avait mis au lycée avec une bourse. Il en était revenu, sujet distingué, rentrant dans son heureuse vie d’enfance comme dans un rêve. Après s’être bien grisé d’air vif, de soleil et de fruits mûrs, il avait dit un jour à son père ce que les petits prodiges disent tous à leur père :

— Je veux aller à Paris.

Le père l’avait entendu avec stupeur.

Le lendemain il lui avait dit :

— Si c’est ton idée !

Et le grand était parti au milieu des larmes, généralement béni.

— L’inquiétude nous gagnait, dit la mère en nouant les cornes de la nappe pour les empêcher de traîner.

En effet, tout de suite les lettres étaient devenues rares, puis elles furent courtes ; puis on ne reçut plus, à de longs intervalles, qu’un mot comme celui-ci :