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LA CULOTTE EN JERSEY DE SOIE

Cette année-là, nous savourions, Lucienne et moi, les joies de la liberté avec un plaisir neuf. Il est difficile de définir cet état d’âme des jeunes filles qui sortent du pensionnat pour rentrer dans la vie. La plupart de celles qui s’analysèrent à des romanciers en quête de document humain les trompèrent avec une subtile malignité. La liberté est un bien inestimable surtout lorsqu’on a rêvé des ans durant. Mais il se mêle à l’idée qu’on s’en fait une gêne venue dans l’incertitude des choses à venir. On n’a pas été soumise durant dix retours de saisons à une discipline délicatement dosée mais qui n’en est pas moins ferme, sans garder un certain pli, une accoutumance de ces lisières qui dirigent votre marche. Pour dire comme tel philosophe vrai et amer : Le pire mal de la servitude c’est qu’elle se fait aimer. Il y a évidemment les oiselles qui ne pensent à rien et feront le gibier chassé par tous les Don Juan lorsqu’un époux leur aura assuré une vie. Il y a celles que l’ignorance conserve comme fleur en pot et pour lesquelles la liberté c’est de pouvoir grignoter des bonbons sans s’en cacher ou manger des plats aimés plus souvent qu’une autorité externe ne consentirait à le permettre. Mais celles qui sont intelligentes gardent un étonnement douloureux et craintif devant une destinée qu’elles savent dépasser en capacités de contrainte les ordres les plus sévères de l’Abbesse, celle que nous nommions « la Mère ». Ainsi notre plaisir à toutes deux se mêlait-il de craintes vagues. Nous nous ressemblions d’esprit. Le mariage n’avait pour moi aucun attrait immédiat. Vivre dans ma famille parmi les indifférents, entre un père que seule la cote des Bourses d’Europe occupait et une domesticité cagote et hypocrite, voilà qui ne me promettait que des plaisirs médiocres. Suivre ma mère et