Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/137

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
131
D’UN HOMME DE QUARANTE-CINQ ANS

Je veux le savoir… — Eh bien, si j’en avais qui me vinssent de toi, mes accents seraient déchirants. — Ce serait une erreur de ta part et, si jamais je les entendais, je viendrais, je te détromperais et je te forcerais à chanter de plaisir, comme avant que tu eusses seize ans. » Deux ou trois baisers scellèrent sa promesse. J’étais ivre de bonheur… O Sara ! Sara ! tu faisais un dieu d’un malheureux et faible mortel !…

Ce fut ce jour-là que je m’abandonnai sans réserve aux sentiments qu’elle m’inspirait. Notre conversation devint ensuite plus vagabonde. Nous parlâmes de M. du Châtaigner. Sara me dit qu’elle le détestait, qu’elle ne voulait plus le voir. Elle ajouta que son plan était de ne se point marier, que cependant, si elle songeait un jour au mariage, jamais elle n’aurait de goût pour les jeunes gens, qu’elle préférerait un homme d’un certain âge. « Du vôtre, par exemple : mais s’il fallait choisir absolument entre un jeune homme et un tout à fait vieillard, c’est le vieillard que je préférerais ; je veux un guide, un protecteur, un père, et non un jeune fou qui me causerait mille peines, avec mon caractère porté à la tranquillité. Voilà bien mes dispositions et jamais je n’en changerai. »

J’étais charmé ! Je m’applaudissais, moi, quarantecinquenaire, et je me disais tout bas : « Qui l’aurait pensé que le bonheur m’attendit à mon âge !… Cette fille que je vois depuis cinq ans, depuis son enfance (elle n’avait que quatorze ans quand je louai chez sa mère), que j’ai vu croître, embellir, que j’ai si souvent désirée, mais sans oser espérer, elle est à moi ! elle se donne ! Elle semble, par ses dispositions, être faite pour moi !… » « Qu’avez-vous ? qu’as-tu ? me dit Sara qui était en ce moment sur mes genoux, le bras passé autour de mon cou. — Je pense à toi, charmante enfant !… Il faut te l’avouer, je t’aime depuis longtemps, mais je te fuyais, effrayé de ta jeunesse et de ta beauté. — Tu me fuyais, cruel !… moi qui n’aspirais qu’au plaisir de te connaître ! — Que voulais-tu que je t’offrisse, ma Sara ? Un cœur flétri par la douleur ! — L’est-il en ce moment ? — Non, le bonheur l’a dilaté. Tiens, mets-y ta chère main. —