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LA DERNIÈRE AVENTURE

de soupçons… Insensé qui ne voyais pas la finesse de cette femme ! Qui ne concevais pas que j’étais le sujet de la querelle entre la fille et la mère ! Que celle-ci, toujours impatiente, voulait que celle-là précipitât l’instant de la récolte, tandis que Sara qui avait pris avec moi un rôle honnête, et qui sans doute y prenait du plaisir, voyait que la précipitation était impossible ?


Remonté chez moi, je fis cependant quelques réflexions. Je trouvai extraordinaire qu’une femme impérieuse, que rien n’avait pu dompter que l’intérêt, pleurât, criât de la séparation volontaire et momentanée d’avec une fille qui n’allait qu’à deux ou trois cents pas et que, par conséquent elle était libre de voir tous les jours, à toutes les heures ; que d’ailleurs, elle pouvait reprendre chez elle, puisque le temps d’apprentissage était achevé depuis longtemps, et que sa fille savait l’état qu’elle lui avait donné. Mais ces réflexions glissèrent légèrement, Le jour suivant, en allant saluer cette mère affligée, que je trouvai fort contente, elle me remit une lettre que sa fille lui avait laissée pour moi la veille. Comme elle ne savait pas déchiffrer le français, je crus devoir, par politesse, la décacheter sur-le-champ et la lire tout haut. Voici ce qu’elle contenait :

Première Lettre de Sara a M. d’Aigremont

Monsieur et cher papa : Ta fille sait de toi-même que tu as toujours été malheureux. Quoi ! serait-il possible que le Dieu de la nature eût oublié mon père ! Non, non, c’est parce que tu ne m’as pas fait l’aveu de tes peines que tu as été malheureux. Parle actuellement à ta fille, et crois qu’elle se sacrifierait entièrement pour toi. Oui, elle donnerait la moitié de sa vie pour te rendre heureux Je te prie de croire que ce sont là les véritables sentiments d’amitié, de tendresse, d’attachement qu’a ta fille, et qu’elle dit avoir, puisque c’est elle-même qui a fait le choix de son papa. Ma plume est trop faible et trop peu exercée pour te dire tout ce que je pense. Au bonheur de te voir, mon papa, je finis en te souhaitant le bonheur que tu mérites, et une vie qui ne finisse qu’avec la mienne.

Ta fille jusqu’au tombeau.