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Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/195

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HISTOIRE DE SARA

« Je vais à présent parler de ce que j’ai vu.

« Le plus loin dont je me souvienne, c’est qu’étant à Angers, ma mère nous mena ma sœur et moi, à la promenade. Nous commencions à nous y amuser, quand elle dit à ma sœur, beaucoup plus aimée que moi : « Ton père ne m’écrit pas où il est ; je ne sais pourquoi je suis triste ; il doit sans doute m’arriver quelque malheur ! » Elle continua cependant sa promenade, mais avec une inquiétude marquée. Nous avancions, sans nous en apercevoir, et nous nous trouvâmes dans la campagne, où nous rencontrâmes une compagnie de notre connaissance. En nous abordant, on dit à ma mère : « Comment ! vous êtes ici, madame ! — Oui, je cherche à me dissiper. — Mais, reprit-on, il « y a du monde chez vous ! Votre mari avec d’autres gens. » Ma mère, effrayée d’une nouvelle qui ne lui laissait aucun bon pressentiment, puisqu’elle avait fermé les portes, sans répondre nous prit toutes deux par la main, ma sœur et moi, et nous faisant courir autant que le pouvaient nos petites jambes, elle regagna notre logis, où elle ne trouva plus que les quatre murs : tout venait d’être enlevé. Voilà quelle fut la première catastrophe dont je me souvienne : ma sœur avait neuf ans, et J’en avais cinq environ ; elle nous réduisit à manquer de tout, car l’argent avait été enlevé ; et de très à notre aise que nous étions, nous nous trouvâmes réduites, non pas à mendier, mais à recourir au peu d’amis que nous avions, et dont le nombre diminua chaque jour.

« Pour n’incommoder personne, ma mère se mit en chambre garnie. Mais ses moyens ne lui permettaient pas d’y rester longtemps, et n’ayant pas de nouvelles de son mari, obligée de vendre ses hardes pour subsister, il n’y avait de ressource pour elle qu’à fuir. Triste sort, pour une grande femme, jeune, jolie, mais étrangère, et sachant à peine la langue ! … Elle apprit alors que son mari était à Rouen ; un ami lui fit présent d’une somme assez modique, quoiqu’il lui eût offert auparavant sa fortune, et elle courut le rejoindre avec nous ; ses paquets étaient légers, et ne devaient pas donner beaucoup d’embarras. À notre arrivée, nous trouvâmes mon père accablé de dettes, logé dans son domicile le plus fixe ; il y était depuis six jours.

« Ne pouvant plus avoir de crédit, il nous laissa, ma mère et moi, et partit avec sa fille aînée. Combien la pauvre enfant n’a t-elle pas eu à souffrir abandonnée la plupart du temps, et manquant du nécessaire !… Mais un sort plus terrible attendait cette infortunée ! Après le départ de mon père, maman fut assaillie par les créanciers. On me demandera comment elle put faire ? Avec sa figure et sa jeunesse, elle trouvait toujours des ressources aux dépens de sa réputation : elle avait fait un ami à Rouen, qui, touché de son triste sort, l’obligeait le plus généreusement du monde…