Aller au contenu

Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
LA DERNIÈRE AVENTURE

vieux libertins. Voici à peu près ce que je me rappelle : car on se cachait de moi.

Maria-Elisabetha était naturellement sérieuse, ce qui lui donnait un air raisonnable. Ma mère, qui prévoyait la fin de son argent, et qui n’avait pas donné de ses nouvelles à son ami d’Amiens, tenait une conduite que je veux croire forcée par la nécessité. Parmi les hommes qui vinrent chez elle, il y en eut un qui remarqua ma sœur. « Quel âge a cette belle enfant ? elle paraît vingt ans, à son air raisonnable ? — Elle n’en a que quinze », répondit ma mère en riant. Ma sœur n’en avait pas encore douze. L’homme, comptant sur l’âge au moins que ma mère lui disait, fit ses propositions, qui furent si avantageuses, aux yeux d’une femme sans ressources, qu’elles furent acceptées… je tire le voile sur des horreurs, dont mes oreilles seules furent à demi témoins… Mon infortunée sœur fut livrée malgré elle à un vieux libertin, et voici ce que j’entendis, un soir, à plus de onze heures, qu’on me croyait endormie.

« Le monsieur avait soupé chez nous. Ma sœur, au lieu de manger, n’avait fait que sangloter ; les larmes lui roulaient dans les yeux. Ma mère la caressait beaucoup ; elle la tenait presque dans ses bras, et la baisait à tout moment. Ma sœur lui rendait ses caresses : mais elle n’en mangeait pas davantage. À dix heures, on m’envoya coucher. Je m’endormais ordinairement aussitôt que j’avais la tête sur l’oreiller : mais ce soir-là, je me doutai de quelque chose, je me tins éveillée ; je descendis de mon lit, et je prêtai l’oreille à la porte, dès que j’entendis ma sœur pleurer. Ma mère la flattait d’abord ; ensuite elle la gronda ; enfin, elle voulut sortir et la laisser. Je compris que ma sœur se jetait à elle, qu’elle l’embrassait, et qu’elle ne voulait pas la quitter. Alors ma mère employa la force pour s’en débarrasser. « Ma chère mère ! lui criait ma sœur, ne m’abandonnez pas ! » Ma mère la menaça. « Hé bien, ôtez-moi la vie, que je tiens de vous ; j’aime mieux mourir avec mon innocence. » Ici, ma mère se mit en fureur et se débarrassa. J’entendis ma sœur, qui se tenait étendue, le visage contre terre, et qui criait suffoquée : « Ma chère maman ! ma chère maman ! voulez-vous ma mort et ma damnation ? Ha ! maman ! donnez-moi la mort, et pas la damnation ! … Si cela est, j’en mourrai de chagrin et votre pauvre âme répondra de la pauvre mienne ! Maman ! au nom de Dieu !… » Ici elle fit un cri perçant. Ensuite, j’entendis beaucoup de mouvement dans la chambre, et ma pauvre sœur qui poussait des cris étouffés, comme si on lui eût mis quelque chose sur la bouche. Mais ses sanglots étaient si profonds, qu’ils m’arrachaient l’âme : si j’avais été assez forte, j’enfonçais la porte, et je me précipitais dans la chambre, pour la secourir, eût-on dû me tuer. Après cela, je n’entendis plus ma sœur, mais un certain