Page:Restif de la Bretonne - Monsieur Nicolas, t. 1, 1883.djvu/79

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est entre quatre à cinq ans, que je me rappelle 1730avoir vu chez mes parents, mon aïeul maternel, Nicolas Ferlet. J’étais alors fort tourmenté de coliques ; dans une crise violente, j’entendis le vieillard qui disait à sa fille : — « Nous n’aurons pas le bonheur de le conserver ! » Ces mots me donnèrent de l’importance et m’élevérent l’âme. Un instant après, je ne souffris plus, et je me mis à jouer avec beaucoup de vivacité. — « Il souffre avec impatience, » dit mon aïeul ; « tant mieux ! c’est qu’il a l’âme très sensible ! Je n’ai jamais aimé les patients ni les martyrs ; on ne sait si ce sont des huîtres ou des hommes[1] ». Une douleur violente et presque habituelle, comme celles que j’éprouvais, aigrissait mon caractère, et me rendait quelquefois

  1. C’est ici une grande et belle vérité, que je me suis toujours parfaitement rappelée, parce que, sans en faire semblant, j’écoutais cet entretien avec la plus grande attention. Il m’a, depuis, préservé de l’enthousiasme pour la fausse vertu. On tourmente un homme, et il ne crie pas : qu’est-ce que cela prouve ? qu’il souffre moins qu’un autre ou qu’il est meilleur ? Point du tout : mais qu’il a la fibre plus forte (nos romanciers, diraient l’âme). Cet homme à fibre forte et tant admiré, est-il meilleur fils, meilleur époux, meilleur père, meilleur ami ? Non, c’est un homme dur, d’un accès et d’une société difficiles. Revenons de cet enfantillage de vertu, à la Plutarque, à la Sénèque ! Le véritable homme crie, ou se venge, quand on le bat. Ce Scevola tant admiré, devait être un scélérat. Qui dira que Régulus n’a pas crié ? Le Stoïcien dénaturait l’homme en prétendant le perfectionner. Semblable aux maîtres d’exercices des baladins, il ne montrait que des tours de force, propre à extasier les bonnes gens et les admiromanes, mais sans application dans la morale.