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Page:Restif de la Bretonne - Monsieur Nicolas, t. 2, 1883.djvu/109

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soleil !… En achevant ma route, je faisais ce que j’ai depuis appelé, dans mes Cahiers, une agréable chimère : je m’occupais de Jeannette, je me figurais que j’avais dix ans de plus, que j’avais travaillé, que j’avais un état, et que devenu pour elle un parti avantageux, je me présentais pour la demander en mariage. Je l’obtenais… Mais la chimère que je faisais avec elle n’était pas comme celle quelquefois ourdie avec d’autres filles (car dans mes fréquents accès de désespoir d’obtenir jamais Jeannette, je me rabattais sur d’autres, comme Marianne Taboué, la rosée Nolin, une Adine, la jeune Bourdillat ; j’allais jusqu’à supposer veuve Mme Chevrier, et que je l’épousais… ) Toutes ces chimères finissaient au mariage ; et bien qu’elles eussent eu quelque douceur, elles ne laissaient que lassitude, dégoût et remords. Mais celles dont Jeannette était l’héroïne devenaient encore plus délicieuses après le mariage : j’étais l’époux d’une fille chérie, je l’aimais, j’en étais aimé ; nous avions des enfants charmants comme elle. Quelques faux soupçons, quelques brouilles légères ne faisaient que ranimer notre tendresse, parce que les torts n’étaient jamais réels. Je travaillais, je réussissais et je leur faisais un sort heureux qui comblait de joie leur mère. Ainsi, je conduisais les chimères avec Jeannette jusqu’à la vieillesse. Rien n’affaiblissait ma tendresse pour cette épouse chérie ; je l’adorais, la caressais jeune ; je l’adorais, la respectais âgée ; je me représentais nos filles belles comme elle ; je les établissais, après avoir joui, avec elle, des hom-