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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/422

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vrer du besoin en ce qu’il a de tyrannique, pour nous créer des loisirs et nous ouvrir l’accès d’une vie meilleure, devient aisément brutale, elle violente, enlaidit la nature ; et par là, détruisant dans l’homme le respect du beau, elle l’avilit lui-même. Mais une industrie mieux inspirée saurait que la beauté n’est pas une des moindres utilités de la nature ; elle saurait que la violence est un mauvais moyen de se faire servir ; elle pénétrerait la signification intime de ce mot de Bacon, qui va plus loin que peut-être Bacon ne l’a cru : « Pour commander à la nature, il faut obéir à la nature ; » elle se proposerait pour lâche non de vaincre les êtres, d’abaisser ceux qui déjà sont en bas, mais, les prenant par la douceur, de les convertir au service de la moralité. Par une sorte de persuasion, elle leur ferait accepter une finalité morale, qu’elle leur rendrait aisée et naturelle. Son vrai nom serait : l’éducation des âmes inférieures. Alors, chaque être étant libre à sa façon et concourant de toutes ses forces à la fois, de concert avec les autres êtres, au but commun, la nature serait belle ; et le rêve que l’art nous propose, qu’il réalise par fragments, serait la réalité universelle : un art non plus superficiel, mais profond, gouvernerait l’univers[1].

Or, du même coup, l’homme, devenant vertueux, deviendrait beau, et par suite heureux. La vertu n’est pénible que lorsqu’elle est imparfaite, lorsqu’elle n’a pas dépouillé l’égoïsme, lorsqu’elle lutte encore contre ce besoin de bonheur physique qui est au-dedans de nous ce que les parties indociles de la nature sont hors de nous. Pour le saint, il n’est plus de difficulté. Sa vertu fut d’abord sublime ; elle s’élève plus haut et devient belle. Sa vie revêt ce caractère suprême, la noblesse, qui est la grâce propre à la vertu. « L’homme n’est parfait que là où il joue. » (Schiller.) Or, ce qui est beauté aux yeux d’autrui, au-dedans de nous est bonheur. Schiller a dit : « Le bonheur vient à celui qui est beau ; celui-là est heureux, que, tout enfant, Vénus berça dans ses bras. » Et de même ce bonheur supérieur, qui vient par surcroît à l’homme de bien, au terme de ses efforts. Ce bonheur, c’est le naturel dans la vertu. C’est la splendeur de la sainteté. En s’élevant à la perfection, qui est semblable à la primitive innocence, l’homme retrouve la grâce et le sourire de l’enfant. « Je vous le dis en vérité, si vous ne changez et ne devenez semblables à ces enfants, vous n’entrerez point dans le royaume du ciel. »

Schelling vieillissant avait raison : l’homme est le libérateur de lui-même et de la nature entière ; la délivrance des êtres, voilà le grand problème ; et la solution, le premier pressentiment de la solution, nous est donné dans l’art. Telle est la solidarité des êtres. Par elle, chacun est invité à s’élever à une perfection qui dépasse nos rêves ordinaires, jusqu’à devenir non-seulement le sauveur des hommes, ce qui le rendrait semblable à l’Homme-Dieu, mais l’un des sauveurs de l’univers. Alors, dit Empédocle[2], « il fleurira parmi les dieux, assis au même foyer,

  1. Voir Elisée Reclus : la Terre et les Mers, conclusion.
  2. Mullach, Fgg. Philosoph. grœc, v. 459-461.