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dence, comme il n’avait plus besoin d’argent puisqu’il n’avait plus de passions, la comtesse Laboukoff mourut en lui laissant deux millions de francs. Nous ne parlons jamais de Djuvlé, lui et moi, mais je sais qu’il ne Ta pas oubliée. Sa conduite est sévère ; on ne lui connaît point de liaison. Le cœur qu’une passion aussi violente a possédé dédaignerait un caprice. N’aimera-t-il jamais ? ou bien un amour heureux viendra-t-il panser la blessure que lui a faite son premier amour si tragiquement dénoué ?

Le vieux prince s’arrêta sur cette interrogation, et nous regarda tous pour juger de l’effet de son histoire. Les femmes avaient les yeux humides et ne cachaient pas leur attendrissement Salvato Brendi fronçait le sourcil, et Marius Loubens dit le premier :

« Eh bien ! prince, votre histoire prouve qu’il y a des hommes de cœur dans tous les pays ; je persiste à dire qu’ils sont rares.

— Prince, dit Thérèse d’une voix émue, nous allons toutes rêver de Djuvlé.

— Mais j’y compte, » répondit le prince Svanine, qui avait repris son air sarcastique et auquel je dis, pendant que les jeunes femmes se préparaient à nous quitter :

« Pourquoi gâtez-vous vos meilleurs mouvements ? Vous avez été excellent pour le comte Laboukoff, et voilà que vous nous livrez ses secrets les plus chers ; vous jetez son cœur en pâture à six indifférents.

— Non, dit-il ; parlez pour vous et pour vos deux amis. Ces trois charmantes filles d’Eve vont raffoler de Laboukoff.

— Est-ce ce que vous avez cherché ? C’est un calcul bien misérable, et à quoi aboutira-t-il ?

— On ne sait. À le consoler ou à les désoler. Que m’importe ?

— Ah ! je voudrais savoir, m’écriai-je, quel fatal concours de circonstances vous a fait aussi froidement méchant, aussi perfidement raffiné dans vos cruautés.

— Mon enfant, me dit le vieux prince en devenant subitement grave, le jour où je verrai un homme pauvre et vertueux honoré, un riche fripon méprisé, une femme belle et oisive chaste de fait et de pensée, un enfant vraiment pur et naïf, ce jour-là, je ferai amende honorable et je vous conterai ce qui a fait un moqueur et un incrédule du prince Svanine. »

S. Blandy.