Page:Revue Bleue, No 19, 4è série, Tome X, 5 novembre 1898.djvu/20

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est encore présente à mes yeux. Qu’est-ce que cela signifie ? Qui pourrait me l’expliquer ? Et vous, Monsieur, vous ne dormez pas ?

Non, je ne dormais pas. L’obscurité profonde de la petite hutte abandonnée dans la forêt accablait mon âme et l’image de la jeune fille morte se présentait à moi sous les sanglots profonds de la tempête.


W. Korolenko.
Traduite du russe par E. Garnault.
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L’ITALIE EN 1862[1]

L’aventure d’Aspromonte.

Dans la séance du 21 juillet 1862, le général Durando informa la Chambre italienne de la reprise des relations diplomatiques avec la Russie et la Prusse ; et l’honorable ministre des affaires étrangères n’avait pas manqué d’accompagner cette communication de la publication de la correspondance diplomatique échangée à cette occasion entre le cabinet de Turin et les deux chancelleries intéressées ; les réserves formulées par les deux puissances septentrionales étaient donc notoires ; celles de la Prusse surtout avaient été expressément formulées : le cabinet de Berlin, en reconnaissant le nouveau royaume d’Italie, entendait voir à l’abri de toutes nouvelles perturbations et les possessions italiennes de l’Autriche et le patrimoine du Saint-Siège.

Or, le même jour, 21 juillet, un télégramme parti de Palerme apprenait à l’Europe, surprise, inquiète, que Garibaldi débarquait inopinément dans cette capitale de la Sicile.

Qu’y venait-il faire ? Allait-il renouveler ses audacieuses tentatives ? Pourquoi et contre qui ? Quel était le but qu’il visait ? Rome ? Venise ? La Grèce ? Ce n’était plus ni sur Venise ni sur Constantinople que se portait le regard du célèbre général débarquant en Sicile. Ce qu’il était venu chercher dans ce centre de sa puissance insurrectionnelle, c’était les éléments d’une expédition contre les États de l’Église ; ce que, uniquement désormais, il menaçait, c’était Rome, — Rome, qu’une garnison française défendait ! Et il voulait Rome délivrée, dussent les Romains ne se soucier que médiocrement de leur délivrance ; dussent-ils mériter ce jugement sévère du baron Ricasoli qui, en pensée sinon en action, était d’accord avec le sentiment de Garibaldi : « Que font les Romains, par Dieu ? Préfèrent-ils être insultés du haut de la tribune italienne ? Préfèrent-ils voir l’Italie en pleine conflagration ? Attendent-ils qu’on vienne du dehors leur ouvrir les portes ? Ou veulent-ils enfin se prononcer d’eux-mêmes, coûte que coûte, et se montrer dignes de l’Italie ?… »

L’âme ardente de Garibaldi n’y regardait pas de si près. Il avait juré d’affranchir les Romains ; qu’ils fussent de la partie ou non, il les affranchirait. Avant de passer le détroit pour se rendre en Sicile, il avait donné aux siens pour point de rendez-vous « la voie sacrée de Rome » : avec ceux-ci et les 3 000 qu’il amènerait de Sicile, il renouvellerait ses anciens miracles, et la ville éternelle serait arrachée aux mains de ses oppresseurs, « prêtres et Français ».

À son arrivée à Palerme, toutefois, il ne laissa rien transpirer de ses projets. Il trouva là le prince Humbert et le duc d’Aoste, venus pour présider aux fêtes du tir national. Il eut le tact de ne pas vouloir les troubler dans les réjouissances dont leur présence dans l’île était l’objet. Mais dès que les jeunes princes furent partis, la scène changea d’aspect. Le général, constamment suivi du préfet, qui se faisait son modeste et fidèle satellite, reprit tout à coup ses attitudes de dictateur. Il fait assembler le peuple « dans le forum » et lance une formidable imprécation « à Napoléon, le traître du 2 décembre, le traître de la République romaine, l’assassin de la France, l’hypocrite qui, sous prétexte de garder la religion et la papauté, et uniquement par une avidité de prépotence infâme, occupe le sol et la métropole de l’Italie et fomente le brigandage bourbonien. Mais je saurai bien, — ajoute-t-il, — secouer la lâcheté des Italiens ; que le peuple des Vêpres se réveille, car, fût-ce au prix de nouvelles vêpres, Rome doit être délivrée !… »

Le télégramme qui portait le texte de ce discours incendiaire arriva à Turin comme un coup de tonnerre. À la Chambre, une séance tumultueuse s’ensuivit, provoquée par l’interpellation du député Boggio. M. Rattazzi réprouva les paroles violentes du général, blâmant ouvertement le préfet Pallavicino, qui n’avait pas craint de leur donner la sanction officielle de sa présence. Seuls, parmi les membres de l’extrême-gauche, MM. Crispi et Mordini osèrent justifier le discours de Palerme. La faute en étaient, disaient-ils, au gouvernement, qui, inepte, ou pusillanime ou de mauvaise foi, jouait sans cesse avec la question de Venise et de Rome, sans jamais prendre une résolution. Et ces attaques des deux députés radicaux ne manquèrent pas de trouver quelque écho aussi chez certains membres de la droite, anciens partisans du ministère Ricasoli, guettant toutes les occasions de convaincre le gouvernement de faiblesse. Du Parlement, l’agitation se répandit naturellement dans le pays, où les démonstrations se

  1. Cet article est extrait d’un volume de notre ancien collaborateur M. Giacometti, qui paraîtra à la librairie Plon sous ce titre : l’Italie en 1861-1862.