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LA POÉSIE ET LES POÈTES CONTEMPORAINS.

Et puis, le culte de la Muse n’est pas de ceux dont on a pu dire que le prêtre se nourrit de l’autel. Le contraire serait plus vrai ; car c’est le prêtre ici qui nourrit sa divinité. La proie qu’elle dévore, la victime qu’il lui offre, c’est lui-même, c’est son âme et son cœur. Le philosophe, le politique, l’homme de science ou d’ambition peuvent encore se scinder et ne point se donner tout entiers ; — le poète, jamais ! L’insatiable Muse épuise tout l’homme, a dit Schiller. Triste prérogative de la poésie ! Mais l’avenir en ceci ne contredira point le passé : ce sera toujours la même lamentable histoire. Il faut donc savoir s’y résigner. Les voies sont connues ; le choix est libre. Avant d’entrer dans la carrière, tout poète a dû se reconnaître assez de force et de désintéressement pour dire adieu aux communes félicités, n sait d’avance quelles épreuves l’attendent : les méprises humiliantes, les âpres envies, les désertions de l’amitié, les trahisons de l’amour, sans compter ses propres défaillances à lui et ses tortures morales : c’est de tout cela que se rassasie et s’inspire la Muse. Il en est du laurier des poètes comme de certains arbres des tropiques dont le jaloux ombrage dévore et tue autour de soi tout ce qui n’est pas soi-même ! Mais sous cet ombrage, mortel à toutes les vanités du cœur, à toutes les plantes parasites de l’âme, il se passe des mystères de joie intense entre la divinité et la victime : ses souffrances sent une initiation : de sa solitude elle jette un regard à la fois plus calme et plus profond sur la misère de l’homme, — la seule chose id-bas qui puisse donner le pressentiment de l’infini ! Et une espérance, infinie comme l’âme qu’elle soulève, se dégage alors de cet abîme sans fond de la misère humaine. On voit la déchéance, on sent la moralité d’une régénération, on croit à la nécessité du bûcher qui fait les demi-dieux ! La flamme achève ce que l’épreuve a grandi. Et c’est ainsi que la Muse apaise, moralise et transfigure celui qu’elle absorbe. Du poète elle a fait un homme. Et quant à ce poète lui-même, à sa part individuelle dans l’œuvre de son temps, qu’il ait succombé ou triomphé, qu’il ait vu fleurir ou se flétrir ses rêves, qu’importe ! C*est déjà beaucoup que d’avoir rêvé sur le sein de la Muse, que d’avoir entrevu même de loin le monde de l’idéal : il n’a pas perdu complètement sa vie.