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REVUE CONTEMPORAINE.

été amoureux, j’étais amoureux. Mon troupeau n’en était pas mieux soigné. Je pensais à tant de choses que j’oubliais de penser à mes brebis. Je les laissais s’égarer, j’en perdis même une, et le vieux berger m’en réprimanda assez durement. Une brebis était beaucoup pour lui. Tout honteux de lui avoir, par ma négligence, causé ce dommage, je me promis bien de ne pas retomber dans la même faute. Mais les dieux en décidèrent autrement.

J’avais conduit mes brebis à une assez longue distance de notre demeure, au pied d’une montagne couverte d’un bois touffu. Leucé m’avait suivi, menant avec elle Daphné, Un peu fatiguées de la route, la jeune fille et l’enfant s’étaient jetées sur l’herbe, et elles jouaient doucement entre elles, sans s’apercevoir que je ne perdais rien de leurs jeux. C’était un gracieux spectacle que celui de cette grande et belle fille soulevant de ses bras robustes la petite Daphné, qui feignait d’être effrayée du jeu ; puis la rassurant avec des baisers. Moi je les regardais en souriant, perdu dans une aimable rêverie, mais je ne regardais pas mes brebis, et il m’en arriva malheur.

Épouvantées peut-être par le voisinage de quelque loup, ou prises d’une terreur panique, elles s’enfuirent, se dispersant dans toutes les directions. Je courus après, fort en peine de savoir auxquelles courir d’abord. Malgré l’aide de Leucé, qui m’assistait de toute sa force et de toute son agilité, j’eus bien du mal à les rassembler. Quand nous y fûmes parvenus, nous les comptâmes. Alors à mon grand chagrin, je trouvai qu’il en manquait une. L’idée de revenir à la maison après avoir perdu encore une de mes brebis me désolait, et Leucé n’était guère plus rassurée. Nous ne savions que résoudre, quand nous entendîmes des bêlements qui semblaient venir d’un pli de la montagne, tout près de nous. « C’est notre brebis, dis-je à Leucé ; elle ne peut être loin ; je cours la rattraper. Toi cependant veille au troupeau, et si je tardais à revenir, ramène-le à la maison, j’y serai bientôt. » Je dis, et je prenais mon élan vers la montagne quand Leucé me tendit un fort bâton, armé d’une pointe d’airain, qu’elle tenait à la main ; ce bâton, présent de quelque ouvrier étranger, montrait, sculptées sur son bois dur et noir, d’étranges figures d’hommes et d’animaux, qui avaient mille fois amusé mon enfantine curiosité et celle de Leucé ; elle me le remit en disant : « J’aurai bien assez de cette longue branche de chêne pour ramener nos bêtes. Toi qui vas dans la montagne prends garde aux loups. » Au mot de loups, Daphné qui pleurait depuis notre accident redoubla ses sanglots. Je la pris dans mes bras pour la consoler, et je passai en riant ma figure, où commençait à poindre la barbe, sur son frais et délicat visage, lui promettant de lui rapporter de la forêt des fleurs rares, dont elle se ferait une couronne que lui