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REVUE CONTEMPORAINE.

de la nuit à courir dans tous les sens à travers cette région inconnue. Le matin me surprit dans une gorge profonde que dominait un rocher à pic. À grand’peine, je parvins à m’élever jusque sur cette hauteur d’où Ton voyait le rivage au loin. Nos soldats se rembarquaient. Soit qu’ils ne se fussent pas aperçus de mon absence, soit qu’ils me crussent tué, ils partaient, me laissant seul au sein d’un pays sauvage, au milieu d’ennemis cruels. Je voulus crier, mais ma voix, quand mon gosier serré aurait pu lancer des sons, ne serait pas allée jusqu’à eux. Pendant que, sur mon rocher, je me tordais les bras de désespoir, mes compagnons, fiers de leur riche butin, chantant des hymnes de triomphe, s’éloignaient sur leurs vaisseaux pavoises de fleurs.

J’errai plusieurs jours dans les montagnes de la Cilicie, jusqu’à ce que j’arrivai chez une peuplade à qui nous n’avions point fait la guerre. Elle habitait une vallée d’une merveilleuse fertilité, où la terre produisait sans travail tout ce qui sert à l’entretien et aux plaisirs de la vie. Là, les hommes, librement, donnaient leurs jours et leurs nuits aux voluptés. Leur existence s’écoulait comme un rêve impur. Ils ne me firent pas d’autre mal que de me retenir captif. Mêlé à leurs grossiers plaisirs, j’en eus d’abord du dégoût, puis je m’habituai à m’en repaître, comme l’animal se repaît de sa nourriture, sans penser ni au passé ni à l’avenir. Cependant, au sein même de la stupide ivresse se glissait je ne sais quelle angoisse et quel ennui amer.

Las de cette vie, je profitai d’une nuit où mes maîtres appesantis de vin dormaient d’un lourd sommeil, pour m’échapper de ma prison. Je gagnai le bord de la mer, et je pris passage sur un vaisseau qui faisait voile vers la Crète. Mon triste séjour dans la vallée de captivité m’avait guéri de beaucoup des désirs ambitieux de la jeunesse. Je ne songeais plus à triompher de mes rivaux, à conquérir la gloire d’un grand poète, à guider les hommes au combat. Vivre oublié dans un coin de mon île natale faisait tout mon désir, mais je ne voulais point y vivre seul. Je me rappelai l’enfant qui avait souri à ma jeunesse, cette Daphné, la compagne de mes jeux de berger. L’enfant a grandi, disais-je ; c’est maintenant une charmante femme ; quel bonheur de vivre avec elle et pour elle ! Ce fut avec cette image de Daphné présente à ma pensée que j’atteignis le rivage de Crète. Avec quelle hâte je me rendis dans notre village ! Je ne revis plus le berger qui m’avait servi de père ; mais Leucé vivait heureuse, entourée de beaux enfants. Non loin d’elle j’aperçus Daphné, belle comme aux jours d’autrefois ; plus belle, d’autant que la beauté de la femme l’emporte sur celle de l’enfant. Elle me reconnut et me sourit. Je lui avouai que j’étais revenu pour elle, et